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En 2017, il a publié dans plusieurs journaux une chronique intitulée « Le Rif proteste ». On peut y lire, notamment :
Revenons à la déclaration à El Independiente mentionnée au début de ce texte. M. Dezcallar voit le Marocain, au choix, comme un être roublard dont il faut se méfier à tout prix, ou comme un félin prêt à bondir sur sa proie au moindre signe de faiblesse. Le Maroc ne croirait donc pas à un autre langage que celui de la force. Vision réductrice, inattendue et surprenante chez un diplomate chevronné, doublé d’un homme du renseignement (ancien directeur du CESID, aujourd’hui CNI, le service espagnol d’espionnage).
En 2002, des diplomates et des espions espagnols particulièrement sagaces ont cru que l’envoi de quelques mokhaznis sur le rocher de Taoura (Perejil) était en réalité le prélude à une invasion de Sebta, une « nouvelle marche verte » ont-ils dit. Je ne résiste pas à l’envie de reprendre à mon compte un passage dans le livre de M. Dezcallar : « il me semble parfois incroyable que nos voisins nous connaissent si peu ».
Si, aujourd’hui, les diplomates et les espions espagnols pensent toujours de cette façon, l’Espagne et le Maroc ont du souci à se faire.
Les idées très « vieille Espagne » et très belliqueuses de l’ancien président JM Aznar, dont l’arrogance et le style cassant ont tant nui aux relations entre les deux pays, semblent avoir eu de l'influence, même sur ceux qui ne partagent pas ses idées politiques.
Le récit, côté espagnol, de l’épisode du Perejil est consternant.
J. Dezcallar, qui était le patron du CESID à l’époque des faits, reconnait que l’ilot n'est pas inclus dans les limites territoriales de Sebta, mais il n’en pense pas moins que le statut de Taoura est « ambigu ».
Or, il ne l’est pas, et les responsables espagnols le savent parfaitement. « Perejil » n’a jamais été un territoire espagnol, il existe suffisamment de littérature à ce sujet, y compris d’historiens et de cartographes espagnols.
Ce qui n’empêche pas l’ancien ambassadeur de prétendre que son pays a été « agressé ». Quelle meilleure réponse lui donner que la célèbre déclaration du ministre français des affaires étrangères, Michel Jobert, en 1973, à propos de la guerre d’Octobre : « est-ce que tenter de remettre les pieds chez soi constitue forcément une agression imprévue? »
Le Maroc n’a pas envahi un territoire étranger, n’a « agressé » personne. Le Maroc n’a pas mobilisé son armée, il a envoyé sur une ile qui lui appartient, pour des raisons qui ne regardent que lui, un détachement d’agents des forces auxiliaires faiblement armés. Dezcallar pense que c’était une « provocation », qui méritait une réponse appropriée, pour ne pas envoyer « à nos amis marocains un signal d'indifférence qui les aurait conduits à se tromper de manière plus grave et avec des conséquences potentiellement beaucoup plus graves dans un avenir proche ». Ahurissant.
Résultat : Branlebas de combat, grand bombage de torse avec déploiement de forces aéronavales et noria de bâtiments de guerre et d’aéronefs dans la baie de Sebta. « Opération militaire impeccable dans sa conception et son exécution » écrit fièrement Dezcallar, qui, d’une salle d’opérations, a suivi en vivo directo la « reconquête » de Taoura.
Le testament d’Isabelle la Catholique a dû résonner aux oreilles de certains, qui se sont vus en de nouveaux Leopoldo O'Donnell, « duque de Tetuan ». Toute une armada mobilisée pour déloger trois braves tondus et un pelé, qui dormaient du sommeil du juste avant d’être réveillés par le bruit de l’hélicoptère des intrépides commandos de marine espagnols grimés et armés jusqu’aux dents, qui ont courageusement sauté sur le rocher. Une véritable pitrerie, una payasada.
Ce jour-là, l’Espagne s’est donnée en spectacle de bon matin, « à l'aube, et avec un fort vent d’est », selon le ministre de la défense Federico Trillo).
Face à un Aznar va-t-en-guerre et mal conseillé, le Maroc a su garder son calme. Heureusement pour le gouvernement espagnol, la diplomatie américaine l’a tiré d’un mauvais pas, lui épargnant encore plus de ridicule.
L’Espagne, dit Dezcallar, était jusque-là « à l'aise ». Il aurait voulu que son gouvernement reste dans ce que nous appelons au Maroc sa « zone de confort », à équidistance des deux protagonistes et qu’il contemple en spectateur le match en comptant les coups. Un match dont on ne voit pas l’issue à court ou moyen terme, avec pour résultat le maintien d’un foyer de tension plein de risques à quelques kilomètres de la péninsule et la prolongation du calvaire des otages de Tindouf.
M. Pedro Sanchez a, de toute évidence, voulu rompre avec la pusillanimité des diplomates et des politiques frileux emmitouflés dans un cocon douillet. Le président, en grand homme politique, a pris une décision forte, audacieuse. Il l’a fait en sachant que, précisément parce que l’Espagne accorde la priorité à une bonne relation avec le Maroc et qu’elle souhaite que la stabilité de ce voisin soit assurée, Madrid devait agir.
Je salue de nouveau le courage de M. Sanchez, dont le geste lui a valu bien des avanies et dont il faut espérer qu’un jour l’histoire lui rendra justice. Ce sont des gestes de cette nature qui peuvent contribuer à briser le mur d’incompréhension ou, comme l’écrivait Dezcallar dans ses mémoires (Valió la pena, 2015), le « manque de confiance réciproque » entre le Maroc et l’Espagne. Il listait les griefs respectifs des deux parties, pour conclure que, du côté espagnol, existe la perception que « les Marocains ne sont pas dignes de confiance et que, du Maroc, peuvent venir et, de fait, viennent, des problèmes».
La perception qui existe au Maroc est bien plus nuancée: « De l’Espagne peut venir le bien, de l’Espagne peut venir le mal ».
A El Independiente, Jorge Dezcallar déclare que « tout le commerce espagnol a été perdu » en Algérie, où « on nous traite de "traîtres, canailles ou scélérats" ». A aucun moment, le diplomate vétéran ne s’indigne des insultes algériennes.
A aucun moment, il ne met en cause l’Algérie, ni ne s’interroge sur la légitimité de la réaction disproportionnée de ce pays à une décision espagnole souveraine dans une question qui ne regarde pas l’Algérie. « Le gouvernement espagnol n’a pris aucune décision qui affecte l’Algérie », a précisé pour sa part le ministre espagnol des affaires étrangères José Manuel Albares, qui a ajouté « L'Espagne veut avoir des relations avec l'Algérie basées sur l'amitié, mais aussi sur le respect mutuel, sur l'égalité souveraine des Etats et sur la non-ingérence dans les affaires intérieures ».
M. Dezcallar aurait pu rappeler ces quelques principes. Au lieu de cela, il s’est borné à avertir qu’il n’est pas « bon de se battre avec […] une grande puissance énergétique [l'Algérie]. Cela aura un coût ». Cette attitude porte un nom, mais la courtoisie interdit de l’employer. Notons simplement le double langage : cette faiblesse que J. Dezcallar ne veut pas montrer au Maroc, il n’hésite pas à l’étaler devant la soi-disant « puissance énergétique ».
Le passage le plus outrancier de l’interview est celui où Dezcallar acquiesce à la question de savoir si le climat qui prévaut aujourd'hui au Maroc est à « la jubilation ». L’ancien ambassadeur avoue que ce qui « [l'inquiète] le plus, c'est qu'au Maroc, ils sont satisfaits jusqu'à ce qu'ils n'en puissent plus » alors qu’en Algérie, « ils sont énervés jusqu'à ce qu'ils n'en puissent plus ». Enervés au point d’éructer, de menacer et de sanctionner ?! Et c’est le Maroc qui est accusé de ne croire qu’au rapport de forces. Le ministre Albares a répondu fermement aux excès algériens, dans les limites de la bienséance et du langage diplomatique. Qu’est-ce qui a empêché les diplomates vétérans de dire à Alger quelques verités?
Le « Moro » roublard a roulé l’Espagne dans la farine et la « puissance énergétique » qui-n’est-pas-partie-au-différend-sur-le-Sahara n’est pas contente. L’analyse est un peu courte.
Dezcallar regrette le temps où « nous étions très à l'aise. Nous avions une relation forte. Avec [Miguel Angel] Moratinos, nous avons inventé la théorie du matelas d'intérêts dans la relation avec le Maroc et l'Algérie ». Matelas, qui, soit dit en passant, n’a servi à rien, ni avec le Maroc au moment de la crise qui a suivi l’accueil de Brahim Ghali en Espagne, ni avec l’Algérie qui a rappelé son ambassadeur à Madrid, suspendu le Traité d’amitié et interdit tout commerce avec l’Espagne.
N’est-ce pas la preuve que le régime algérien est le véritable problème ? Pedro Sanchez l’a bien compris, alors que certains en Espagne continuent malheureusement à nourrir quantité de préjugés et de clichés quand il s’agit du Maroc.
Dezcallar, dans ses mémoires, affirme que « le développement économique espagnol crée un véritable complexe chez le Marocain, qui voit se transformer en nouveaux riches ceux qui , il y a quelques années à peine étaient dans une situation similaire à la sienne ». Totalement faux. D’ailleurs, il rectifie lui-même tout de suite : « Aujourd'hui, cette perception a changé : la crise économique de 2008 a fait que les Marocains nous voient différemment, plus proches, plus vulnérables, moins riches ».
Mieux, de nombreux Espagnols, comme autrefois, ont émigré au Maroc pour trouver un emploi. Beaucoup de Marocains voient dans le modèle espagnol réussi un exemple à suivre. Il ne faut pas voir de l’envie là où il n’y en a pas.
Inexacte aussi la croyance qu’au sud du détroit, on pense que « l'Espagne ne veut pas que le Maroc relève la tête, que nous préférons le voir avec des problèmes au Sahara pour qu'il ne complique pas la vie à Ceuta et Melilla ». La meilleure réponse à cette affirmation est la décision du président Sanchez. Quant à Sebta, Melilla et les iles, il faudrait arrêter de s’exciter sans raison. Bien que je ne sois pas une source officielle autorisée, la revendication marocaine est sur la table et elle y restera le temps qu’il faut, sans gesticulation, le Maroc n’étant pas un adepte du bruit et de la fureur.
L’ambassadeur Dezcallar admet le peu d’intérêt de la majorité de ses compatriotes pour la culture et la langue du Maroc. Il dit : « ils ne savent pas qui était al-Moutamid et n’ont pas lu El collar de la paloma » [Le collier de la colombe, d’Ibn Hazm].
Lorsqu’il s’agit de diplomates envoyés au Maroc, cette ignorance est encore plus regrettable et totalement impardonnable. Il existe probablement des diplomates espagnols parlant l’arabe, mais je n’en ai jamais connu à Rabat, alors que nous, Marocains, sommes des milliers à parler l’espagnol et nos diplomates en Espagne sont en majorité hispanophones.
La réponse du regretté Hassan II à un journaliste français peut être transposée à l’Espagne : « On vous connaît mieux que vous ne nous connaissez.[…] On connaît donc votre grammaire, on connaît votre langue, on connaît votre histoire, on connaît votre société. Vous ne connaissez rien de nous » (France 2, 3 mai 1996).
Le jour où les diplomates espagnols à Rabat parleront l’arabe ou la darija et comprendront réellement le Maroc, ils surmonteront mieux le mur de l’incompréhension et de la méfiance que certains parmi leurs compatriotes ont dressé.
Avec un peu de chance, ils ne confondront pas Amir al-Mouminine et Sultan al-Mouminine, et ne se laisseront pas aller à des plaisanteries douteuses à propos de l’ilot « Leila ». Ils éviteront les remarques désobligeantes, du genre « Así se hacen allí las cosas » (C’est comme ça que se font les choses là-bas) ou « en Marruecos las sorpresas se producían cuando uno menos lo esperaba » (au Maroc les surprises se produisaient quand on s'y attendait le moins).
Ces piques rappellent trop les propos ethnocentriques offensants de certains envoyés diplomatiques guindés au Maroc autrefois, parmi lesquels des Espagnols.
L’Espagne a eu raison de quitter le Sahara en 1975 et l’Espagne a eu raison de faire en 2022 le choix du réalisme. Elle a certes donné un sérieux coup de main au Maroc mais ce faisant, elle a préservé ses intérêts stratégiques. C'est un motif de satisfaction pour les deux pays.
Aux diplomates des deux pays de réfléchir à une feuille de route pour renforcer durablement le « matelas d’intérêts », qui a été passablement troué. En prévision de toute éventualité et, pour parler comme Dezcallar, parce qu’il y va de l’intérêt de l’Espagne, il faut d’ores et déjà imaginer un nouveau partenariat en matière de pêche, secteur vital pour l’Espagne.
Vale la pena.