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Par Mustapha Sehimi
Cette année est particulière. Elle marque en effet la célébration par la République du 100e anniversaire de sa fondation. Elle va aussi marquer le choix que vont faire quelque 53 millions de Turcs appelés à choisir dans quatre semaines entre la continuité du président Erdogan -au pouvoir sans discontinuer depuis 2003- et l’ouverture d’une nouvelle page de l’histoire moderne de la Turquie. Un tournant pour le présent et l’avenir de la Turquie.
Ce serait réducteur que d’appréhender la politique turque uniquement sous cet angle: celui d’une confrontation entre les visions kémalistes d’Atatürk et erdoganistes - entre les Turcs laïcs et les conservateurs. C’est sans doute plus complexe: le facteur identitaire n’est pas suffisant pour comprendre les dynamiques socio-politiques du pays. Le vote sera un choix de politique interne mais aussi sur le rôle d’Ankara au niveau international, sur ses alliances et ses choix stratégiques.
Ce qui est acquis pour l’heure, c’est que le consensus autour d’Erdogan et de l’élite politique qui l’entoure s’est sensiblement rétréci. La situation économique et financière de l’exécutif Erdogan a fragilisé une partie de son électorat, notamment la classe moyenne confrontée à une inflation galopante. La centralisation croissante du pouvoir a conduit à un système de gouvernement unipersonnel en même temps qu’à un processus de régression démocratique justifié officiellement par des attaques terroristes et un coup d’Etat manqué de juillet 2016.
Lors des élections locales de 2019, la désaffection à l’égard d’Erdogan s’est exprimée avec l’échec des candidats de la coalition majoritaire dans les trois grandes villes du pays, Istanbul, Ankara et Izmir. A cela s’ajoute le dramatique tremblement de terre du 6 février dernier qui a fait plus de 45.000 morts. Il a touché des provinces où Erdogan avait toujours bénéficié d’un large soutien; il a mis en évidence le manque de prévention, les faiblesses et les incohérences des politiques publiques.
Sur ces bases-là, comment se portent les partis d’opposition? L’aspiration au changement est réelle, mais en même temps, des préoccupations existent quant à une Turquie «post-Erdogan». Ces partis mettent en avant leur volonté de coopérer au sein d’un éventuel exécutif, mais ils montrent aussi de nombreuses et profondes divergences -un risque d’instabilité interne. L’état de santé réel de l’économie pèse en tout cas de tout son poids.
La livre turque continue de dégringoler, l’inflation dépasse les 85%, la baisse du pouvoir d’achat s’accentue, l’épargne a perdu de sa valeur. La politique monétaire et les taux d’intérêt sont critiqués pour leurs effets sociaux.
Cela dit, avant que le tremblement de terre ne vienne bouleverser la vie de millions de Turcs, la campagne électorale d’Erdogan était surtout axée sur la politique étrangère et le rôle d’Ankara dans une multitude de crises et de scénarios.
L’activisme turc de ces dernières années n’est pas sans zones d’ombre ni sans ambiguïtés, avec en premier lieu sa relation avec les partenaires occidentaux traditionnels. La recherche d’une plus grande autonomie stratégique de la Turquie et le jeu d’équilibriste de plus en plus précaire dans ses relations avec Moscou ont conduit à la multiplication des malentendus et, dans certains cas, à l’émergence de véritables désaccords avec les États-Unis.
Le vote du mois de mai pourrait consolider les tendances actuelles ou les interrompre. Cependant, il est illusoire de penser que le pays pourrait revenir à une politique étrangère pré-Erdogan. Le système international, l’ordre régional et les structures internes de la Turquie sont radicalement différents de ce qu’ils étaient à la fin des années 1990.
À cela s’ajoute le fait qu’en plus de ses relations avec la Russie et les États-Unis, la Turquie devra définir sa position vis-à-vis de la Chine, de plus en plus influente et puissante. Dans les années à venir, dans une logique de concurrence mondiale, il sera crucial pour les États-Unis et leurs alliés de ne pas perdre le soutien d’Ankara, aussi problématique et inconstant soit-il…
Ces dernières années, les relations entre la Turquie et l’Union européenne ont connu une phase de désengagement mutuel. Les facteurs qui ont principalement déterminé le refroidissement des relations sont la régression démocratique interne du pays anatolien et la politique de la Turquie en Méditerranée orientale, perçue par les pays européens comme hautement déstabilisante.
La question migratoire ne met pas seulement en lumière toutes les contradictions européennes, elle constitue aussi l’un des points faibles de l’Union. Elle a de facto sous-traité le contrôle d’une partie de ses frontières à la Turquie, offrant au régime d’Erdogan un levier d’influence et de pression. Quelle que soit l’issue du vote, les relations entre l’Union européenne et la Turquie doivent être entièrement repensées dans les années à venir, peut-être par le développement d’un nouveau cadre de partenariat allant au-delà de la seule union douanière.
L’une des caractéristiques de la politique étrangère turque de ces dernières années a été l’élargissement de ses orientations. D’une politique extérieure exclusivement tournée vers l’Occident, la Turquie s’est progressivement ouverte à d’autres latitudes. L’hyperactivité turque a apporté des bénéfices politiques et économiques. Elle a aussi, dans le même temps, accentué certaines rivalités inter-étatiques.
Face à une situation interne rendue précaire par la santé de l’économie et une polarisation politique extrême, de nombreux doutes sont émis quant à la capacité de la Turquie à remplir les engagements qu’elle a pris sur plusieurs fronts. En d’autres termes, il est possible qu’Ankara soit confrontée au danger de la surcharge. Dans le même temps, le résultat des élections aura des conséquences majeures sur la position stratégique de la Turquie en Syrie, en Libye et en Somalie, où la Turquie joue un rôle important.
Quelles sont les perspectives pour la population kurde?
Les Kurdes, qui représentent aujourd’hui près de 20% de la population turque, ont longtemps été marginalisés et discriminés. Quelques années après la fondation de la République, Mustafa Kemal avait lancé une série de politiques assimilationnistes visant à éradiquer l’identité kurde sur le territoire turc, en particulier dans les provinces de l’est de l’Anatolie.
Les relations entre la population kurde et les autorités turques se sont encore dégradées au tournant des années 1980 avec la formation de l’organisation terroriste du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). La lutte armée pour l’indépendance du Kurdistan turc a déclenché un cycle de violence qui a coûté la vie à des dizaines de milliers de personnes.
Après 2016, le conflit entre les autorités turques et le PKK a repris de l’ampleur en raison de facteurs internes et externes au pays. L’émergence de formations kurdes-syriennes (PYD, YPG) le long des zones frontalières avec la Syrie, considérées comme une expression directe du PKK, a incité Ankara à lancer une série d’opérations militaires sur le territoire syrien.
Parallèlement, la formation d’une l’alliance politique entre l’AKP et le parti nationaliste MHP a poussé l’exécutif à mener une politique plus agressive dans les régions d’Anatolie orientale, dans le but de neutraliser les formations du PKK se déplaçant entre la Syrie et l’Irak.
La question kurde reste l’une des plus importantes et des plus conflictuelles de la politique turque. Et les deux coalitions tentent de séduire les électeurs kurdes. L’AKP continue de jouer la carte de l’affinité religieuse, en particulier auprès des Kurdes les plus conservateurs. Mais il perd de son attrait auprès de la jeune génération progressiste et de plus en plus désillusionnée, qui voit dans le parti de gauche HDP, d’inspiration kurde, la seule véritable alternative.
Ce dernier ne fait pas officiellement partie de la coalition des partis d’opposition; sa participation directe aliénerait en effet de nombreux électeurs du CHP et de l’IYI qui, en raison de leur kémalisme, ont du mal à adopter de nouvelles positions à l’égard de la cause kurde.
Malgré ce que l’on pourrait penser, les récents développements dans le pays, surtout la régression démocratique, n’ont pas affecté l’attractivité dont la Turquie jouit dans de nombreuses régions du monde musulman et celui non musulman. En perspective, ce dernier aspect, couplé à la régression démocratique interne, pourrait cependant faire en sorte que la dimension douce de la puissance turque prenne une configuration plus «aiguë», à l’instar de celle de la Chine.
Quel est le rôle de la Turquie dans le conflit ukrainien?
La Turquie a adopté à bien des égards une position ambiguë vis-à-vis de l’Ukraine. Si Ankara n’a pas hésité à fournir une aide militaire à Kiev, dont les fameux drones de combat TB2 de sa propre production, elle a maintenu des liens économiques et diplomatiques étroits avec la Russie. L’objectif de la diplomatie turque ces derniers mois a été d’essayer d’équilibrer ses relations avec la Russie et l’Ukraine -au risque d’être mal comprise, notamment par ses alliés de l’OTAN.
Derrière la position turque, se cachent à la fois des considérations liées aux opportunités offertes par le contexte international et des évaluations pragmatiques déterminées par ses intérêts économiques et stratégiques en Ukraine et dans d’autres pays de la région.
Le rendez-vous présidentiel et des législatives du 14 mai? Des constantes sans doute mais aussi des variables. Et des contraintes par forcément maîtrisables ni prévisibles…
Rédigé par Mustapha Sehimi sur Le360