Par Lahcen Haddad
Il y a certes d’énormes différences entre le Nord, le Centre et le Sud en termes de richesse, prospérité, gouvernance, système politique, et avancée technologique. Mais la géostratégie est l’art de dépasser les différences pour dégager les intérêts possibles au-delà des clivages circonstanciels. Réfléchir la géographie en fonction des intérêts proches et lointains, nécessite une approche prospective qui dépasse les peurs et angoisses du présent, nourries par les populismes, la «pensée forteresse», le souverainisme et l’isolationnisme des tendances qui sont aux antipodes de la mondialisation, l’une des principales sources de la richesse des pays du Nord.
Chercher les complémentarités dans cet espace Sahel/Maghreb/Europe est une réponse stratégique aux défis du présent et du futur. Penser autrement, veut dire une transformation des frontières en opportunités d’ouverture sur d’autres horizons, risquée certes, mais pleine de promesses en termes de prospérité partagée, sécurité et destin commun. Un changement de paradigme doit s’opérer pour que les pays du Sud ne voient plus en Europe qu’un Eldorado à « conquérir », et les pays du Nord ne considèrent plus l’espace Maghreb/Sahel en tant que chasse gardée à contrôler pour bénéficier de sa main d’œuvre, ses ressources et ses marchés locaux d’une part, et y externaliser la gestion des flux migratoires et les menaces terroristes d’autre part.
Le temps des «destinées manifestes» et des «missions civilisatrices» à partir de l’Europe est révolu. D’autre part, les pays du Sud doivent apprendre à dépasser les traumas du colonialisme en opérant un travail intelligent de réconciliation avec le passé, via un exercice d’interrogation de la mémoire collective, et une sorte d’appropriation de l’histoire avec ses douleurs et ses moments de gloire. C’est en cherchant un juste milieu entre la diabolisation de «l’homme blanc» aux visées proto-colonialistes et les images stéréotypiques de l ’arabe, musulman, ou noir perfide, violent, lascif, voire grossier, (héritées d’un orientalisme qui continue à nourrir quelques esprits européens malgré les critiques acerbes d’un Edward Saïd) qu’on peut bâtir un nouveau paradigme basé sur les valeurs partagées, les différences respectées et un destin commun intelligemment arrêté.
Les mauvaises nouvelles à partir du Sahel (terrorisme, coups d’état, conflits ethniques, immigration illégale, trafic d’êtres humains) ne doivent pas occulter un développement humain soutenu depuis deux décennies, y compris des progrès en matière de santé, d’éducation et de lutte contre la pauvreté (voir Yasmin Osman (AFD), «Sahel: au-delà des conflits, un développement économique et social bien réel» The Conversation, 24 Octobre, 2021.) «Le PIB sahélien a quadruplé entre 1990 et 2020 et, sur la période récente également, la région affiche un taux de croissance économique parmi les plus élevés d’Afrique (autour de +4,8% par an en moyenne depuis 2010) », note Osman dans le même article.
Cette dynamique est due selon l’économiste de l’AFD à la croissance de l’agriculture, à la montée en puissance des investissements, la dynamique que connaissent les services, les transports, les BTP et autres filières, et le coût élevé des «matières premières extractives» que produit la région. L’UE, en plus du Maroc, de l’Algérie et de l’Egypte (et pourquoi pas le Nigéria), doivent capitaliser sur cette dynamique, en coordination avec les pays Sahéliens et en concertation avec les populations, pour mettre un vrai plan de relance économique, transformateur, avec comme piliers, l’infrastructure, l’amélioration de l’accès aux services, l’entreprenariat des jeunes et des femmes, l’emploi, le développement des services et de l’industrie, et la mise à niveau des villes.
L’approche doit être intégrée, bottom up (et pas top down), durable et soutenable puisqu’elle répondrait aux vraies attentes des jeunes, des femmes, des couches marginalisées et des classes moyennes. L’aide au développement est toujours une proie à la fameuse « capture des élites » (ceux et celles qui « savent » s’octroient le rôle d’intermédiaires et s’accaparent la part du lion de l’aide au développement). Il faut investir dans une aide au développement socialement rentable, basée sur un vrai engagement citoyen et une redevabilité sociale soutenue.
Les pays de l’Afrique du Nord, étant culturellement, politiquement et géographiquement proches du Sahel, sont bien positionnés pour agir en «intermédiaires de développement». Le Maroc jouit d’une grande influence culturelle et politique, fondée sur des liens historiques qui datent depuis le Moyen Age, et sur un intérêt économique grandissant, assorti d’investissements d’ordre public et privé. L’Algérie dispose de frontières étendues avec une grande partie des pays du Sahel. L’Egypte (en plus de la Tunisie et une Libye pacifiée, stable et prospère) peut jouer un rôle de locomotive pour la partie Est du Sahel.
Mais le Sahel n’est pas simplement une région à aider mais un potentiel à développer, un vivier de ressources naturelles et humaines à valoriser, un espace d’opportunités et de prospérité possible à imaginer-tous des atouts pour une Europe qui ne cesse de vieillir et en quête d‘un espace géostratégique vital, pour une Afrique du Nord qui se développe et se recherche, et finira par réunir ses forces et créer un grand espace d’échange qui aura besoin de son voisinage au Sud pour mutualiser les atouts et conjuguer les efforts afin de faire face aux défis et arrêter une vision commune globale de prospérité et de développement durable.
Le Sahel-Maghreb-Europe est un espace à bâtir, une idée à développer, un projet à nourrir. Il faut créer un mécanisme triple 5+5+5 entre les trois espaces (Espagne-France-Italie-Malte-Portugal +Algérie-Libye-Maroc-Mauritanie-Tunisie +Burkina Faso-Mali-Mauritanie-Niger-Tchad), en tant que cadre régulier d’échanges et de réflexion sur les questions du bon voisinage, de prospérité partagée et d’un avenir durable pour tous. C’est dans ce cadre qu’il faut traiter des grands défis comme l’immigration, le trafic des êtres humains, le crime organisé, le terrorisme, la désertification et les changement climatiques, l’Islam en Europe etc. C’est pourquoi il faut y associer les grands de chaque région, notamment l’Allemagne côté Europe, l’Egypte côté Afrique du Nord et le Nigeria côté Sahel.
C’est en osant sortir des sentiers battus qu’on peut arriver à transformer les défis en opportunités. Ce grand espace qui englobe déserts, mers, et icebergs peut devenir une source d’espoir pour les générations futures maghrébines, européennes et sahélo-africaines. C’est un rêve certes, mais un rêve réalisable. Il faut avoir juste le leadership nécessaire et le courage visionnaire pour y arriver.
Rédigé par Lahcen Haddad sur Challenge