Par Mustapha Sehimi
Une bonne trentaine! Plus précisément, le ministère de l'Intérieur vient de publier la liste des 32 partis autorisés à participer aux élections prévues dans les deux mois qui viennent. Sur 19 partis, pourrait-on dire, l'offre partisane paraît large: n'est-ce pas pratiquement tout le spectre du champ politique qui y trouve son expression? De fait, la réponse n'est pas univoque: tant s'en faut. L'on peut ainsi distinguer entre deux lots: celui des formations justifiant d'un parcours gouvernemental et celui du reste –les partis avec une enseigne, souvent réduits à quelques parlementaires et relevant de la catégorie dite «de témoignage». Ils font partie du paysage, souvent liés à un profil; ils perdurent parce que les egos de leurs dirigeants pèsent de tout leur poids– ou encore parce qu’ils constituent un fonds de commerce nourrissant quelque retour sur investissement. La seule exception à cet égard est sans doute l'extrême-gauche (Fédération de la gauche démocratique, parti socialiste unifié) avec des ferveurs militantes réelles.
Dans la première catégorie précitée, que trouve-t-on? Huit formations: PJD, PAM, PI, RNI, MP, USFP, UC et PPS. Depuis deux décennies, leurs itinéraires respectifs ont été cependant distincts. La première décennie a vu certains d'entre eux former une majorité (RNI, PI, USFP, MP, PPS). La seconde, elle, a enregistré la participation du PJD depuis janvier 2012, avec des alliés à géométrie variable (départ du PI en juillet 2013, puis du PPS en octobre 2018, entrée de l'USPP et de 1’UC).
Des multiples aspects de cette configuration, peut-on dégager des lignes de force significatives? Oui, sans doute. Ainsi la distribution entre partis issus du mouvement national (PI, USPP, PPS) et ceux dits «administratifs» (RNI, MP, UC) n'est plus tellement pertinente aujourd'hui; elle n'est plus vraiment opératoire depuis le cabinet d'Alternance dirigé par le Premier secrétaire de l'USFP, Abderrahmane E1 Youssoufi ( 1998-2002). Les trois partis de la Koutla avaient pu alors mettre sur pied une majorité avec des alliés naguère décriés comme une création de l'administration. Depuis, ce clivage n'est plus tellement mis en avant; aujourd'hui, personne n'y fait plus référence. Les urnes depuis une vingtaine d'années ont induit un processus de légitimation lente; la cohabitation majoritaire, même variable, a également conforté cette évolution.
Résultat des courses, si l'on ose dire, ceci: le lissage de l'altérité entre les uns et les autres mais au plan des programmes gouvernementaux successifs. L'hypothèse de travail que l'on peut privilégier est celle-ci: il y a, au fond, un tronc commun de politiques publiques partagé entre les différents cabinets qui se sont succédé depuis 2002, en particulier avec ceux de Abdelilah Benkirane et de son successeur, Saâd Eddine El Othmani. Ce qui est en effet prioritaire s’articule autour des réformes dans les secteurs suivants: éducation–formation professionnelle, habitat, santé, appareil de production, croissance, emploi...
Avec le rapport sur le Nouveau modèle de développement (NMD), rendu public le mois dernier, une donnée majeure est en cause: celle de l'implémentation de cette vision jusqu'a l'horizon 2035. Ce texte fixe un cadre, des axes stratégiques aussi; il est appelé, chemin faisant, à être actualisé et décliné autour de politiques publiques. Nul doute qu'i1 devra être au banc d'essai dès la mise sur pied du prochain gouvernement au lendemain des élections qui viennent. Il va ainsi imprimer sa marque pour la législature 2021-2026. La prochaine majorité aura à s'insérer dans ce cadre-là. L'opposition, elle, aura des difficultés à trop s’en démarquer puisque ses composantes actuelles n'ont pas rejeté le NMD, seul le PSU de Nabila Mounib ayant une position plus tranchée.
Pour revenir encore sur la majorité à former dans les trois mois, son adhésion partagée au NMD aura des conséquences sur la visibilité et la lisibilité des programmes de ses composantes. D'un côté, va probablement s'opérer une atténuation des divergences couplée à une perte d’identité. Déjà, aujourd’hui, il faut beaucoup d'acuité pour bien marquer les différences entre des partis comme le RNI, l'UC, le PAM et même le MP. Leurs parcours historiques sont sans doute distincts, mais ils ont conduit à un rapprochement voire à une convergence de plus en plus accentuée. Un nomadisme quasiment structurel entre leurs élus n'est que l'illustration supplémentaire de cette évolution.
Tout autre est la situation du PJD. Dans une première séquence, il a été «antisystème» au début des années soixante-dix autour de la mouvance de la «Chabiba Al Islamya». Puis, ce fut une laborieuse insertion dans le cadre institutionnel sous l'enseigne du PJD (1998). Lentement, il a amélioré son influence électorale et sa représentation parlementaire: 9 députés en 1997, 42 en 2002, 46 en 2007, 107 en 2011 et 124 en 2016. Il s'est vu confier la direction du gouvernement en janvier 2012 (Abdelilah Benkirane) puis en avril 2017 (Saâd Eddine El Othmani). Il aspire à exercer un troisième mandat, à supposer qu'il se classe en tête le 8 septembre prochain lors des élections des membres de la Chambre des représentants.
Mais rien n'est acquis par avance. Et même si tel était le cas, il est encore plus problématique qu'il dirige l'exécutif jusqu'en 2026. Pourquoi? Pour des exigences de bon fonctionnement des institutions: la formation islamiste se verrait alors consacrer comme structurante, centrale et régulatrice du système partisan et de la vie politique. Pour une autre raison encore: elle n'a pas porté ni incarné les réformes, celles-ci étant d'initiative et d'accompagnement de la part de Sa Majesté le Roi. Le NMD n'est-il pas le constat d'un certain échec de politiques publiques dont la responsabilité première incombe à dix ans de gestion PJD? Ce parti s'est gouvernementalisé durant la décennie écoulée. L'exercice serait cruel de faire un parallèle entre ses programmes de 2011 et de 2016, lors des campagnes électorales, et sa pratique gouvernementale.
Pour autant, le PJD reste une formation «hybride», à la différence de toutes les autres: il revendique toujours un référentiel propre, fait de valeurs et d'identité plus proches de l'idéologie des «Frères Musulmans» que de la production culturelle et historique nationale. Il s'en défend, bien sûr, mais cet ancrage a été ravivé lors du débat national sur la langue arabe (avril 2019) puis de la loi sur la légalisation du cannabis (avril-mai 2021). Cette ligne-là est assumée, haut et fort, par Abdelilah Benkirane; et elle n'a pas été désavouée par Saâd Eddine El Othmani...
Au final, le PJD reste marqué du sceau de l'ambigüité, quoi qu'on en dise. Il a désormais une expérience gouvernementale et il a dû gérer les contraintes qui pèsent sur elle. Il s'est bien intégré au cadre institutionnel tant du plan national que régional et local. Mais le socle a-t-il changé? Tout paraît se passer comme si par une sorte de dédoublement fonctionnel, deux faces étaient à retenir: celle électorale et gouvernementale; celle plus identitaire et idéologique aussi. Les électeurs ne s'y trompent pas. Ils mesurent mieux aujourd'hui qui est qui? Qui est avec qui? Et qui est contre qui?
Le schéma binaire de 2011 et de 2016 avec d'un côté le PJD et le PAM de l'autre n'est plus pertinent. Celui de cette formation islamiste contre le RNI et ses alliés ne l'est pas davantage –ils sont dans la majorité depuis janvier 2012. Une alternative existe-t-elle en lieu et place de tous ces partis «sortants», y compris le PJD? Pas vraiment. Une confusion des clivages s'est en effet installée et même confortée au fil des ans. Les partis ne sont-ils pas en pertes de repères? Les électeurs ne sont pas loin de le croire, eux aussi, qui peinent à se remobiliser.
A la fin mars 2021, seuls 15.746.600 électeurs étaient inscrits, en augmentation de quelque 400.000 par rapport à 2020. Sur un électorat potentiel des citoyens de plus de 18 ans de l'ordre de 23-24 millions de personnes, un bon tiers d'entre eux n'est pas inscrit. Et les jeunes (18-24 ans), ne sont pas les moins inciviques avec seulement 3% inscrits sur les listes électorales! Démobilisation? Départisation? Dépolitisation? Un constat un peu court, alors que les réseaux sociaux sont devenus le lieu privilégié de l'expression. Un bouillon de culture échappe au système «institutionnel» dont les partis sont la forme privilégiée de représentation politique.