Depuis plusieurs décennies, l'Afrique du Nord est au cœur des flux énergétiques mondiaux, et la rivalité entre le Maroc et l'Algérie dans le domaine du gaz naturel cristallise les enjeux stratégiques régionaux. La compétition autour des gazoducs illustre à la fois les opportunités et les défis d’une coopération énergétique africaine, mais elle s’inscrit également dans une transition énergétique mondiale ou le maroc entend jouer un rôle clé grâce à l’hydrogène vert.
Forces et faiblesses des projets de gazoducs en Algérie et au Maroc
L'Algérie, premier exportateur de gaz naturel en Afrique, détient des réserves prouvées estimées à 159 trillions de pieds cubes (TPC), plaçant le pays au 10ᵉ rang mondial. Son réseau de gazoducs est dominé par deux projets majeurs :
● Le Transmed (vers l'Italie via la Tunisie), avec une capacité de 30 milliards de mètres cubes par an (bcm/an), constitue un pilier stratégique pour les exportations algériennes.
● Le Medgaz (vers l'Espagne), récemment renforcé, peut transporter jusqu'à 10 bcm/an.
Cependant, ces infrastructures, bien que robustes, présentent des faiblesses. La dépendance excessive aux marchés européens, qui évoluent vers la décarbonation, et les tensions géopolitiques, notamment en Ukraine et moyen orient, posent des risques. La rupture en 2021 du contrat du gazoduc Maghreb-Europe (GME) a montré la fragilité de cette stratégie.
Du côté marocain, le projet Nigéria-Maroc (NMGP), envisagé sur une longueur de 5 600 km, se présente comme un projet phare. Reliant 13 pays africains avant d'atteindre l'Europe, ce gazoduc vise à transporter 5 à 8 bcm/an. Sa force réside dans sa dimension panafricaine, intégrant des économies émergentes tout en favorisant une collaboration Sud-Sud. Toutefois, son coût estimé à 25 milliards de dollars et sa complexité technique (traversée de zones maritimes et terrestres instables) en font un projet risqué à financer et à réaliser.
Le parcours des gazoducs : un enjeu géographique et stratégique
TSGP : Le Trans-Saharan Gas Pipeline
Le TSGP, soutenu par l'Algérie, est un projet ambitieux de 4 128 km visant à relier les champs gaziers du Nigéria à l'Algérie, puis à l'Europe.
● Parcours : Le gazoduc commence dans le delta du Niger, au sud du Nigéria, traverse le Niger sur plus de 800 km, puis rejoint l'Algérie via les vastes zones sahariennes. De là, il se connecte aux réseaux de gazoducs existants, notamment le Medgaz et le Transmed, pour exporter vers l'Europe.
● Capacité : Prévu pour transporter jusqu'à 30 bcm/an, le TSGP pourrait jouer un rôle clé dans la diversification des approvisionnements européens.
● Défis : Le parcours traverse des régions politiquement instables, notamment dans le Sahel, avec des risques de sécurité importants, ce qui présente un risque majeur pour les investisseurs internationaux.
NMGP : Le Nigeria-Morocco Gas Pipeline
Le NMGP, porté par le Maroc, est encore plus ambitieux, avec une longueur estimée à 5 600 km, en grande partie sous-marine.
● Parcours : Ce gazoduc débute également dans le delta du Niger, longe la côte atlantique en traversant 13 pays africains (dont le Bénin, le Togo, le Ghana, la Côte d'Ivoire, le Sénégal, et la Mauritanie), avant d’atteindre le Maroc. De là, il pourrait être connecté au réseau européen via l'Espagne.
● Capacité : Prévu pour transporter 5 à 8 bcm/an, ce gazoduc vise non seulement à exporter du gaz vers l'Europe, mais aussi à alimenter les pays africains en énergie.
● Défis : Les obstacles incluent des coûts élevés (estimés à 25 milliards de dollars), la construction en eaux profondes et les enjeux politiques dans les pays traversés. Ces défis restent menables s’il y a une volonté d’investissement des européens.
Les intérêts géopolitiques et économiques pour le Maroc et l'Algérie
Pour l'Algérie, l'exportation de gaz est un levier économique crucial : les hydrocarbures représentent 93% des recettes d'exportation et 40% du PIB. Maintenir son influence en Europe tout en sécurisant de nouveaux débouchés en Afrique est essentiel. Le TSGP, avec sa capacité à alimenter directement les marchés européens, est stratégique pour renforcer la position dominante de l'Algérie.
Le Maroc, quant à lui, a positionné le NMGP comme un projet géopolitique de premier plan. En devenant un hub énergétique reliant l'Afrique subsaharienne à l'Europe, le Maroc renforcerait son rôle stratégique et attirerait des investissements massifs. En outre, ce projet soutiendrait le développement économique de l’Afrique de l’Ouest, en sécurisant l'accès à l'énergie pour plus de 400 millions d'habitants dans la région.
En parallèle à la stratégie gazière, le Maroc se positionne comme un futur acteur mondial de la production d’hydrogène vert, en capitalisant sur son potentiel énergétique renouvelable. Le pays bénéficie d’une capacité solaire et éolienne immense, essentielle pour produire de l’hydrogène par électrolyse de l’eau.
Cependant, la production d’hydrogène à grande échelle nécessite un apport de gaz naturel. Pourquoi ? Le gaz naturel peut être utilisé comme source d’énergie de transition pour alimenter les centrales électriques hybrides et soutenir les phases initiales de la production, avant que l’infrastructure renouvelable ne prenne totalement le relais.
Le gazoduc NMGP jouerait donc un double rôle :
1. Fournir les ressources nécessaires pour alimenter les industries émergentes d’hydrogène.
2. Permettre l’exportation d’hydrogène et de ses dérivés (comme l’ammoniac vert) via les infrastructures européennes connectées.
Une complexité technique à plusieurs niveaux
Les deux projets présentent des défis techniques significatifs.
● En Algérie, l'entretien des infrastructures vieillissantes, notamment du Transmed, nécessite des investissements importants. Le TSGP doit également faire face aux risques de sécurité dans le Sahel, une région en proie à des conflits armés et à l'instabilité politique.
● Le NMGP marocain, lui, pose des défis de taille. La traversée des eaux profondes de l’Atlantique nécessite des technologies avancées et coûteuses. Par ailleurs, l'instabilité politique dans certains pays traversés (comme le Nigéria) pourrait ralentir sa construction.
Retour sur investissement et collaboration Sud-Sud : un impératif africain
La collaboration énergétique panafricaine est essentielle pour accélérer le développement économique du continent. Le gazoduc NMGP pourrait générer des revenus annuels estimés à 2 milliards de dollars pour les pays traversés, tout en créant des milliers d'emplois locaux. De même, des infrastructures gazières intégrées réduiraient la dépendance des économies africaines aux importations de carburants.
Cependant, le retour sur investissement dépendra de plusieurs piliers stratégiques :
● Création de valeur économique : En plus des revenus tirés du transit gazier, l’intégration de la production d’hydrogène permettrait d’attirer des investissements étrangers directs (IED) estimés à plusieurs milliards de dollars, notamment de l’Union européenne, à la recherche de nouveaux partenaires énergétiques.
● Développement industriel : La création de hubs industriels autour de l’hydrogène pourrait générer des milliers d’emplois dans des secteurs stratégiques (infrastructures, ingénierie, exportation d’énergie).
● Rentabilité à long terme : Alors que la demande mondiale en hydrogène pourrait atteindre 660 millions de tonnes d’ici 2050 (selon l’Agence Internationale de l’Énergie), le Maroc bénéficierait d’une position stratégique pour répondre à cette demande, grâce à des coûts de production compétitifs.
Conclusion : une bataille de leadership énergétique en mutation
La guerre des gazoducs entre le Maroc et l'Algérie dépasse les simples enjeux économiques à court terme. Elle reflète des visions divergentes de l’avenir énergétique du continent. Alors que l’Algérie s’appuie sur ses exportations traditionnelles de gaz, le Maroc se projette vers une économie énergétique intégrée, en combinant gaz naturel et hydrogène vert.
L’avenir de cette compétition dépendra de la capacité des deux pays à mobiliser des financements, garantir la stabilité régionale et anticiper les transformations du marché mondial de l’énergie. Dans ce contexte, le NMGP apparaît comme un projet à double vocation : répondre aux besoins énergétiques immédiats tout en ouvrant la voie à une transition énergétique africaine inclusive et durable.