Par Aziz Boucetta
Lors d’une discussion fermée avec des diplomates, il est apparu que les pays industrialisés, dominant le monde et voulant continuer d’y régner sans partage, rencontrent des difficultés avec les pays dits émergents, ou en émergence. Ces nations prennent le pas sur leurs sous-régions et y bousculent les intérêts des « grands », lesquels réagissent en leur créant des difficultés. Un retour sur les deniers discours du roi Mohammed VI le montre assez bien pour le cas du Maroc…
En règle générale, et aussi depuis que la polarisation idéologique du monde s’est éteinte, les pays émergents ne s’alignent plus systématiquement sur un pôle de puissance ou un autre. Ils assurent les conditions de leur émergence, parmi lesquelles une forte croissance, une inclusivité économique, des changements structurels et, enfin, une ouverture sur l’étranger. Cette ouverture s’effectue en premier dans la sous-région, et la puissance émergente devient la force dominante dans cette région, permettant des dialogues à de nouvelles conditions avec les grandes nations industrialisées, qui le refusent.
Cette nouvelle dynamique bouscule peu ou prou les agendas des grands pays, et on a assisté ces dix dernières années à l’arrivée ou la montée en puissance de leaders de pays émergents, qui ne répondent plus aux codes d’antan. Ainsi de Lula (puis Roussef) au Brésil, de Zuma en Afrique du Sud, d’Erdogan en Turquie… il n’est certainement pas fortuit de constater les sorts de ces trois personnages, prison, destitution humiliante et coup d’Etat. Le cas de l’Iran est également intéressant à considérer.
Avec le temps, les grandes puissances ont changé leur modus operandi. Ainsi, on n’attend plus qu’un immergé émerge et gagne en puissance pour œuvrer à le brider. L’action devient anticipative, préventive. Et c’est ce qui semble se produire avec le Maroc, dont les ambitions d’émergence et de puissance régionale semblent commencer à heurter l’Europe voisine et aussi un peu la Russie de Vladimir Poutine.
En effet, la géostratégie développée par le Maroc, las d’attendre des actions concrètes de son voisinage européen immédiat, en se fondant sur la proximité historique des deux parties, le conduit à s’investir dans l’anglosphère et à plus et mieux investir en Afrique : extension des frontières maritimes (et mainmise sur les richesses prouvées et/ou à trouver), projet de gazoduc Nigéria-Maroc, implication en Afrique de l’ouest et rôle d’entonnoir pour les Etats-Unis dans la région, promotion d’une coopération sud-sud décomplexée et plus offensive, voire agressive… Autant de facteurs, non exhaustifs, de l’émergence géopolitique du Maroc, qui mécontente, voire irrite, le continent anciennement colonial.
Conscient de cela, le roi Mohammed VI a multiplié les constats et les griefs tout au long de ces discours de ces dernières années comme à Ryad, lorsqu’il disait en 2016 : « La situation est grave, surtout au regard de la confusion patente dans les prises de position et du double langage dans l’expression de l’amitié et de l’alliance, parallèlement aux tentatives de coups de poignard dans le dos. Que veulent-ils de nous ? Nous faisons face à des complots visant à porter atteinte à notre sécurité collective… », puis le 20 août dernier : « Le Maroc est visé du fait qu’il est un Etat pleinement constitué depuis plus de douze siècles (…). Le Maroc est aussi visé pour sa sécurité et sa stabilité (…). Le Maroc, au même titre que certains pays du Maghreb arabe, fait face à une agression délibérée et préméditée. Les ennemis de l’intégrité territoriale du Royaume ne souhaitent pas que le Maroc demeure la nation libre, forte et influente qu’il a toujours été (…). De plus, quelques pays, notamment des pays européens comptant, paradoxalement, parmi les partenaires traditionnels du Maroc, craignent pour leurs intérêts économiques, leurs marchés et leurs sphères d’influence dans la région maghrébine ». Et, enfin, la semaine dernière, parlant du Sahara : « A ceux qui affichent des positions floues ou ambivalentes, Nous déclarons que le Maroc n’engagera avec eux aucune démarche d’ordre économique ou commercial qui exclurait le Sahara marocain ».
Alors que l’anglosphère, avec Israël, mène une puissante offensive en Afrique en général et au Sahel en particulier, rompant avec cette ancienne sous-traitance qui servait et enrichissait l’Europe, cette dernière affiche depuis peu un complexe de Thucydide exacerbé, renforcé par une forme d’agressivité et sublimé par une approche faite de condescendance. La réaction est certes fébrile mais convergente : l’Espagne s’en remet au parlement européen qui condamne le Maroc, la France lâche sa meute médiatique du service public lors de l’affaire Pegasus et l’Allemagne s’engage dans une démarche œuvrant à « ralentir » la marche du royaume. Et tous se sont « réjouis » des événements survenus voici quelques années à al Hoceima. Cela n’avait pas fonctionné, alors on essaye autre chose…
C’est à cette aune que pourrait être lue la récente et très violente agressivité des militaires algériens à l’égard du Maroc, laquelle pourrait être inspirée par des pays inquiets de la tournure des événements marqués par la vaste offensive des anglosaxons et des Israéliens dans cette région prometteuse de croissance et pourvoyeuse en ressources rares. Les Russes craignent de voir leur géopolitique énergétique européenne bouculée par le projet de gazoduc Nigéria-Maroc et les Européens voient les richesses du Sahara marocain et du Sahara en général (avec aussi l’offshore) risquer de lui échapper… ou de lui échapper tout court.
En dépit des appels à la modération et à la prudence des inconditionnels marocains de la France et de l’Europe, convaincus que nous ne ferons rien sans le Vieux Continent, c’est à la lumière de ces éléments que la nouvelle diplomatie chérifienne pourrait être lue, dans son œuvre de déjouer les pièges posés ici et là à ce Maroc qui se rêve émergent et se découvre attaqué, ou au moins bousculé.
Chérifienne, oui, c’est l’ancien nom du Maroc quand il était l’empire qu’il aspire à redevenir dans les prochaines décennies, s'il réussit bien évidemment à doper sa croissance et à la rendre plus inclusive (120 milliards USD, cela ne pèse pas beaucoup).
Rédigé par Aziz Boucetta sur https://panorapost.com