Il était jeune, à peine vingt ans, un mince duvet sur le menton, endormi pour l’éternité, mort, abandonné de tous.
Même l’espoir l’avait abandonné.
Les vagues l’avaient déposé sur le sable de la plage, les pêcheurs, de loin l’ont pris pour une vieille bâche que le ressac s’amusait à faire rouler.
Il est le symbole de la faillite de notre société où, aujourd’hui, en 2021,des dizaines de nos jeunes, dans des embarcations de fortune, avec quelques bidons d’essence, des pots de yaourt et quelques kilos de pois chiches, affrontent l’océan ,en peine nuit,dans l’obscurité totale pour, croient-ils, trouver de meilleurs conditions de vie en Espagne.
J’en pleure ! Et d’ailleurs qui ne verserait pas de larmes devant un tel drame.
Les haragas volent des barques ou achètent des épaves où ils s’agglutinent à dix ou quinze pendant une traversée de huit à dix heures des côtes, au sud du Détroit. Ils prennent des vidéos de leur périple, rient et chantent pour se donner du courage au départ mais nous ne voyons jamais ces mêmes jeunes gens, la barque retournée dans la mer déchainée, s’agrippant les uns aux autres pour finir noyés.
Mais ça ne tourne pas rond chez nous !
Certains représentants de l’autorité ferment les yeux contre des sommes sonnantes et trébuchantes quand ils assistent à un départ clandestin, même les tarifs sont connus, dix mille à quinze mille dirhams pour regarder de l'autre côté.
Dans une vidéo, une couple tient un bébé de cinq ou six mois dans ses bras, je suis choqué, je pose la question à la dame qui me montre la scène et je lui dis que c’est incroyable de risquer la vie de ce bébé , elle me répond naturellement, candidement :
Non, et d’ailleurs s’il meurt, il mourra avec ses parents, à qui veux-tu qu’ils le laissent ?
Ça ne tourne, définitivement pas rond chez nous !
Cette hémorragie doit être jugulée, non pas par la force et en empêchant nos jeunes de partir mais en leur redonnant espoir, en redistribuant les richesses, en baissant les salaires mirobolants de nos hauts commis de l’état et de ceux des organismes semi-publics pour financer la réinsertion des enfants de la patrie, pour leur assurer un minimum de dignité.
Repose en paix mon frère sacrifié, ta famille pourra au moins faire ton deuil, en attendant d’envoyer un autre des siens retenter le voyage, un voyage pour le meilleur comme pour le pire.
Il y a quelques années, j’ai demandé à un jeune cireur dans le nord du Maroc, il devait avoir quatorze ans, s’il n’allait pas à l’école, il m’a répondu qu’il savait que les études pour des gens comme lui, ne lui apporteraient rien et qu’il attendait juste l’opportunité de partir avec un passeur en Europe et moi, innocent, je me suis étonné qu’il n’ait pas peur de mourir en mer.
Sa réponse, après avoir suspendu son geste:
Monsieur, tel que vous me voyez, je suis mort il y bien longtemps !
J’en pleure ! Aujourd’hui encore plus. Pourquoi ?
Parce que dix ans plus tard, à la périphérie de Rabat, un jeune garçon du même âge qui vend du raisin sur le trottoir m’a donné mot à mot la même réponse.
J’en pleurerai encore longtemps, longtemps !