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Par Mustapha Sehimi
Une commission consultative de rédaction de la nouvelle constitution a été créée sous la présidence du juriste Sadok Belaïd qui annonce qu'il remettra son rapport le 15 juin au chef de l'Etat. Mais voilà qu'un coup de tonnerre intervient deux semaines plus tard, lorsque le président tunisien rend public le projet de Constitution soumis à référendum. La version qui est publiée diffère de manière significative de celle qui lui a été remise par le doyen Sadok Belaïd qui régit en prenant acte «pour l’histoire».
«Il est de notre devoir de proclamer avec force et en toute sincérité que le texte publié au journal officiel et soumis au référendum n'appartient en rien à celui que nous avons élaboré et présenté au Président», tonne-t-il.
A l'appui de ses propos, il révèle dans son intégralité le texte initial remis au chef de l'Etat. Il explique que le texte émanant de la présidence de la République renferme des «risques et des défaillances considérables» qu'il se doit de «dénoncer», notamment sur les points suivants: effacement et dénaturation de l'identité nationale, l'article 80 sur l'état d'exception garantissant au chef de l'Etat des pouvoirs très larges pouvant «ouvrir la voie à un régime dictatorial», non responsabilité politique du président de la République, un régime de régions et de districts «suspect, flou», une organisation incomplète et arbitraire de la Cour constitutionnelle et de ses attributions, absence de la dimension économique, sociale et environnementale...
M. Belaïd soutient aussi, dans la presse, que le projet présidentiel est «dangereux»; qu'il risque d'établir une «dictature sans fin au profit du président actuel»; qu'il s'inquiète en outre d’une possible «reconstruction du pouvoir des religieux» et donc d'un «retour aux âges obscurs de la civilisation islamique»; et qu'il s'alarme enfin du risque d’«anarchie» avec cette idée de M. Saïed de «la construction de la démocratie par la base».
Cela dit, qu'apporte ce projet comparativement à la Constitution de 2014? Une garantie renforcée des droits et libertés? Une architecture plus efficiente et plus rationalisée des organes du pouvoir? Peut-être autre chose: un certain et nouveau récit de la révolution de 2011? En tout cas, il faut commencer par noter que l'article premier de la Constitution, hérité de celle de 1959, est abandonné: «la Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain, l'Islam est sa religion, l'arabe est sa langue et le République son régime. Le présent article ne peut faire l'objet de révision».
Cet article avait fait l'objet de vifs débats en particulier pour ce qui est du statut de l'Islam et de sa place dans l’Etat, et ce tant dans l'enceinte de l'Assemblée constituante qu'au sein de la société civile. Il a été pondéré alors par un deuxième affirmant, lui, le caractère civil de l’Etat –citoyenneté, volonté du peuple, primauté du droit. Ce qui permettait de contrer les velléités des islamistes du parti Ennahda de consacrer la charia'a comme source de la législation.
Si cet article a bien été extirpé du projet présidentiel, il faut relever cependant, comme en contrepartie, un article 5: «la Tunisie fait partie de la communauté (Umma) musulmane. Il revient exclusivement à l'Etat d'œuvrer à assurer les finalités (maqassid) de l'Islam en sa conservation de la vie, de l'honneur, des biens, de la religion, de la liberté». Cet article vise, à première vue, à interdire les partis politiques à fondement ou référentiel religieux –ce qui était déjà sanctionné par le décret 2011-86 relatif aux partis politiques. Mais il peut constituer toutefois une porte ouverte à l'introduction de la chari'a comme fondement du gouvernement et partant comme source de la législation. Car en effet qu'est-ce que réaliser des objectifs de l'Islam (maqassid al Islam) sinon soumettre la gestion des affaires de l'Etat et de la société à la stricte observance de ce corpus religieux?
Globalement, ce projet de Constitution n'échappe pas à ce que l'on pourrait appeler le «syndrome de Carthage» de la première loi suprême de la Tunisie de Bourguiba en 1959. Lequel? Un président omnipotent, et un parlement croupion, affaibli et marginalisé. Ainsi l'article 87 confère au pouvoir exécutif (défini dans le texte comme «fonction exécutive»), le cabinet étant réduit à un simple rôle d'assistance. Avec l'article 100, le pouvoir de déterminer la politique générale de l'Etat est confié au Président de la République alors qu'il revenait au chef du gouvernement dans la Constitution de 2014.
Aux termes de l'article 50, il a le pouvoir de nomination et de révocation au gouvernement et des membres du cabinet, sans interférence du Parlement. Au total, le président de la République est non seulement le seul chef de l'exécutif: il est l’exécutif. Le Parlement ne peut censurer le gouvernement que par un vote des deux tiers des membres (l'Assemblée des représentants du peuple et la seconde Chambre, nouvellement créée, l’Assemblée nationale des régions et des districts). Un cas de figure pratiquement nominal.
Pour ce qui est de la séparation des pouvoirs, c'est encore le modèle de 1959 qui est de nouveau actualisé: celui d'une séparation entre d'un côté le pouvoir et la responsabilité. En effet, est supprimé l'article 88 de la loi suprême de 2014 lequel ouvrait la possibilité de mettre, fin au mandat du Président pour «violation grave de la Constitution». Or, le projet exempte le Président de toute responsabilité. En revanche, s'agissant du législatif et du juridictionnel, il n'est question que de «fonctions».
L'élection des membres de la nouvelle Chambre (Assemblée des Régions et des Districts) n'est pas précisée quant à ses modalités: suffrage universel direct? Suffrage indirect? Autre élément d'affaiblissement de la première Chambre: l'instauration d'un mandat «impératif». Le mandat de parlementaire peut donc être retiré à l'élu, ce qui n'écarte pas des instrumentalisations politiques –pression, chantage, etc.
Le pouvoir juridictionnel n'est pas mieux loti: tant s'en faut. Il est réduit lui aussi à une fonction: fragmentation du Conseil Supérieur de la Magistrature en trois conseils (magistrats judiciaires, administratifs et financiers); pas de garanties d'indépendance à la magistrature; réduction de la composition de la Cour constitutionnelle de douze à neuf membres, les avocats et les juristes universitaires en étant désormais exclus.
Ce qui frappe, par ailleurs, dans le projet de Constitution, c'est le contenu et la dimension du préambule. C'est un récit, une relecture de l'histoire et pas la mise en exergue de valeurs. Il est ainsi question de ces formules incantatoires voire emphatiques: «nous peuple tunisien», un slogan historique «chiâr âber littérikh», «tasshih massar attarikh», narration sélective de l'histoire moderne et contemporaine de la Tunisie en occluant au passage la première Constitution de l'indépendance de 1959 de même que celle de 2014 mais où est évoquée celle de 1861 octroyée par le Bey.
Prenant en compte les réactions suscitées par son projet, le président Kaïs Saied, a amendé huit jours après sa publication, deux articles. Le premier évoque la place de l'Islam. Au chapitre V, il a ainsi introduit une mention «au sein d'un système démocratique» dans la phrase affirmant que la Tunisie «fait partie de la communauté islamique» et que «l'Etat doit travailler pour atteindre les objectifs de l’Islam». Cet article avait été très critiqué par les défenseurs d'une séparation nette entre la religion et l'Etat qui dénonçaient de possibles ambigüités dans son interprétation pouvant même «autoriser la discrimination contre d'autres groupes religieux».
L'autre amendement concerne l'article 55 sur les droits et libertés lequel précise désormais: «aucune restriction ne peut être apportée aux droits et libertés garantis dans la présente Constitution si ce n'est en vertu d'une loi et d'une nécessité imposées par un ordre démocratique». D'éventuelles restrictions ne peuvent intervenir que «dans le but de protéger les droits d'autrui ou pour des besoins de la sécurité publique, de la défense nationale ou de la santé publique».
Un projet de Constitution pas consensuel mais diviseur. L'opposition est mobilisée pour le rejeter. La formation islamiste Ennahda appelle au boycott; le Front de salut national regroupant des petites formations politiques et des associations aussi; sans oublier le parti social-démocrate Tayyar et le parti libéral Qalb Tounes. Il faut y ajouter une trentaine d'ONG dont le Syndicat des journalistes tunisiens et la Ligue tunisienne des droits de l'homme.
Dans cette même ligne, le parlement européen a sorti le carton jaune dans le sens des positions déjà prises par le congrès américain à la mi-octobre 2021. Ce qui est mis en avant c'est la nécessité d'une transition démocratique, préservant les acquis, respectant la séparation des pouvoirs et conduisant à des essais non encore transformés dans de nombreux champs (droits humains, décriminalisation de l'homosexualité, questions de genre, finances publiques et réformes institutionnelles). Tout soutien financier est subordonné à ces réformes.
Les sondages actuels donnent un taux d'approbation de l'ordre de 70% mais une participation électorale de 15-20% au plus. Difficile d'y voir un gage de confiance et d'adhésion du peuple tunisien.
Rédigé par Musapha Sehimi sur le 360