Par Mustapha Sehimi
Devant la Chambre des conseillers, mardi dernier, le chef du gouvernement, pour son premier grand oral mensuel 2022, a évoqué la situation du monde rural. S’il a bien fait état d’«importantes réalisations» dans ce secteur, il a aussi précisé qu’il accusait «certaines formes d’inertie et des carences». Et d’appeler tous les acteurs et décideurs (gouvernement, parlement, autorités locales, élus) à s’«investir pleinement pour réduire les disparités entre les milieux urbain et rural». Soit. Mais pourquoi une telle situation après une bonne douzaine d’années du plan Maroc Vert en 2008? Il a fallu la forte adresse royale à propos du lancement du plan «Génération Green», le 13 février 2020, pour appréhender la nécessité d’une nouvelle stratégie dans ce domaine.
Il faut le dire tout net: il y a là une gouvernance insuffisante qui a conduit à une telle situation; des politiques publiques n’ont donc pas donné les résultats escomptés. Une interrogation de principe à retenir et ce dans ses multiples aspects. Elle remet au premier plan la problématique de l’Etat dans la démultiplication de son action tant au plan sectoriel que territorial. Celle-ci fait référence à différentes approches. L’une considère la gouvernance comme suit: réformer l’Etat en lui donnant les moyens de guider et orienter la coopération entre les multiples acteurs de l’action publique –faire de l’Etat un «facilitateur». Une autre est plus restrictive: l’Etat ne donnerait ainsi que des repères; il serait pratiquement subsidiaire, limité aux conventions passées entre les acteurs des politiques publiques. Bien différente est l’approche dite du «néo-institutionnalisme» qui tente de remettre les institutions publiques au centre de l’analyse des politiques publiques.
Au Maroc, une prise de conscience paraît se développer à cet égard. Ainsi, le Nouveau Modèle de développement (NMD) recommande «des institutions de gouvernance économique indépendantes et effectives» –de quoi aider à libérer des «énergies entrepreneuriales et de l’initiative privée». D’où, souligne-t-il, la nécessité d’assurer un accès plus aisé à de nouveaux secteurs (finance, télécoms, énergie pour les opérateurs potentiels) et garantir un service de qualité au citoyen. Ce même NMD appelle à l’amélioration de la gouvernance économique. Comment? Par l’élimination des barrières inéquitables et des situations de rentes injustifiées, la réduction de la bureaucratie, des autorisations, des licences et agréments, etc.
Davantage de gouvernance donc! Mais comment? En donnant cohérence aux actions multiples. Le bilan des plans sectoriels lancés voici une bonne quinzaine d’années a-t-il été évalué d’une manière conséquente dans le sens de plus d’homogénéité, de cohérence et d’efficience par rapport à la politique globale? Rien n’est moins sûr. Des dispositifs encore en place sont à revoir; l’interdépendance reste fortement insuffisante. Et, il faut bien le dire, l’Etat n’a pas été celui qui a facilité une telle exigence de cohérence vertueuse. Les deux précédents cabinets PJD (2012/2017 et 2017/2021) étaient peu réceptifs en la matière.
La littérature économique des deux décennies écoulées témoigne des origines académiques et normatives de la gouvernance. Comment cette notion a-t- elle été fabriquée, si l’on ose dire? Elle a fait ainsi l’objet d’usages idéologiques et politiques qui ont ainsi fait sa fortune; elle pose aussi une autre question: celle des procédures de mise en cohérence en réintroduisant une forme de régulation, renouvelée, par des autorités publiques.
Aujourd’hui, par bien des traits, la gouvernance s’apparente à une sorte d’élixir universel qui se distingue par une proximité d’univers initialement distincts. Celui de la théorie économique de l’agence qui a débouché sur des réflexions relatives à la notion de corporate governance et en particulier de la compétitivité des grandes firmes et des entreprises.
Celle-ci s’est prolongée dans l’analyse des structures administratives avec, par exemple, la théorie du public choice (responsabilité des fonctionnaires par un objectif propre…). Celui encore de la notion de gouvernance, propre à la science politique, et qui concerne les analyses de la confrontation de niveaux de gestion: fédéral, fédéré, Etat, région. Celui aussi de la gouvernance dite de «la troisième voie» vantée par la «nouvelle gauche anglaise», axée sur la nécessité, face à l’incertitude internationale, de re-hiérarchiser les priorités de l’Etat englué dans ses défaillances (failures). Tony Blair, ancien Premier ministre, a été la figure emblématique de cette approche. Enfin, celui de la littérature de la Banque mondiale. Celle-ci s’est ainsi préoccupée de gouvernance pour corriger ses modes d’intervention dans les «pays en voie de développement» –elle s’est ainsi souciée de l’efficacité de ses programmes et de la participation démocratique des «publics»– autrement dit, les populations ciblées (recours au secteur privé, contraction de l’action publique, décentralisation de la mise en œuvre, formation de «nouvelles élites» ouvertes à la problématique de la gouvernances).
En tout cas, quelles que soient ces approches, le problème posé est le suivant: celui de l’articulation des acteurs, des logiques et des ressources multiples à l’œuvre dans l’action publique. Référence est faite à ces schémas: fédéral et /ou articulation locale / régionale / nationale. Comment faire tenir ensemble un tel univers fragmenté (y compris celui de l’Etat), polycentrique et controversé qu’est celui de la fabrication des politiques publiques? Et quel rôle l’instance politique peut-elle jouer dans cet univers ?
C’est dire que la gouvernance doit arriver à inventer de nouvelles procédures pouvant et devant jouer sur les règles de l’action publiques; elle ne doit pas demeurer «soumise» à celles-ci. Les frontières public/privé sont de plus en plus brouillées avec la place des entreprises privées et des associations. Et la gouvernance voit dans les politiques publiques le résultat du modèle des ajustements mutuels; mais, d’un autre côté, elle rappelle l’autorité à la rescousse pour réinstaurer une cohérence. Elle se réfère à la création d’une structure ou d’un ordre qui ne peut être imposé de l’extérieur –il résulte plutôt de l’interaction d’un grand nombre d’acteurs qui s’influencent réciproquement. Il s’agit de créer au final les conditions d’un pouvoir organisé et d’une action collective.
Au-delà des ajustements (autorité/action, Etat/marché), l’analyse des politiques et de l’action publique explore également d’autres formes de transactions et d’intérêts. L’idée c’est que le marché n’est pas autorégulateur; un mode de coordination non marchand est en effet le seul à même d’apporter un peu de régularité et de stabilité dans le déroulement des échanges. Pour ce qui est de l’action publique, elle doit se décliner autour de multiples coordinations collectives. Il s’agit de relativiser la rationalité de la «puissance publique» et du marché. Les coordinations requises se déroulent entre acteurs, en nombre et en identités variables selon les situations; elles reposent sur des conventions de divers domaines et natures (qualité du produit, travail, identité, participation réglant les attentes mutuelles et assurant en régime ordinaire l’obtention de visées collectives). Ce que font les institutions publiques –et au premier chef l’Etat– et qui les rend publiques, est avant tout qu’elles fournissent un support aux attentes des acteurs; ce qui est en cause c’est la dimension explicitement collective de leur coordination –le bien commun, les principes de justice aussi.
Une meilleure gouvernance des politiques publiques? Pour réarticuler en profondeur l’action de l’Etat. Pour renforcer le pilotage stratégique. De suivi aussi. Et de conduite du changement. Le NMD le dit en termes clairs lorsqu’il recommande un pacte national pour le développement. Une exigence d’un référentiel commun des acteurs ainsi que de l’engagement de l’ensemble des forces vives. Il sera également le cadre et le vecteur d’un «renouvellement des rapports de l’Etat avec les acteurs du développement».
Mais où en est-on à ce sujet? En panne? D’abord, le NMD est-il tellement porté par les uns et les autres? Plus encore: le Pacte est-il à l’ordre du jour? Plus personne n’y fait référence. Le nouveau chef du gouvernement va-t-il s’y atteler prochainement? Trois mois après sa nomination, le cabinet ne semble pas en faire une priorité alors qu’il offre l’opportunité importante d’une revitalisation du débat politique national autour d’un projet de société.