Par Rachif Boufous
L'hôte porta donc plainte auprès de ses protecteurs, qui réclamèrent à leurs voisins, le prix du sang du chien, soit cinquante Douros, en raison de la gravité de l'injure faite aux Aït Qasem dans la personne du marchand de poisson. Le chef du clan des Ibouneharen refusa net de payer. La dispute entraîna des coups, puis chacun sauta sur ses armes, résultat: douze hommes furent tués le premier jour.
Dans les années qui suivirent, il périt, soit dans des batailles rangées, soit dans des embuscades, quarante hommes d'un côté, soixante-deux de l'autre, sans compter ceux qui furent assassinés dans leur maison. Épuisés par la lutte, les Aït Qasem, réduits aux vieillards, aux femmes et aux enfants, partirent se réfugier dans la montagne sacrée de Zerhoun, au nord de Meknès, après avoir vendu tous leurs biens. Le fruit de ces ventes, servit à acheter des meurtriers dans des villages voisins pour continuer la lutte. Des actes en bonne forme, rédigés devant notaire, spécifiaient que le meurtrier recevrait dix mille Douros en cas de réussite totale, cinq mille si l'ennemi était blessé, deux mille cinq cents si le coup de fusil partait sans l'atteindre.
Ne rien lâcher, ne rien pardonner...Tels étaient les Beni Ouriaghel, terrible tribu du Rif marocain à laquelle appartenait les Ait Qassem. Les hommes y étaient rudes et les femmes, encore plus. Peut-être est-ce la géographie de cette chaine montagneuse qui ceinture le nord du Maroc, aux contreforts escarpés et aux chemins sinueux et dangereux qui avait fini par forger des caractères aussi belliqueux. En tous cas, il était de notoriété, depuis la nuit des temps, qu'il fallait éviter de se frotter à ces farouches tribus du Rif, car on disait qu'elles étaient nées pour faire la guerre. À travers les âges, elles avaient formé le corps des armées berbères, parties à l'assaut d'Al Andalus, avec Tarik, avec les Almoravides ou avec les Almohades, dont elles formaient l'épine dorsale des armées.
On disait que même la peur semblait les craindre... Ils avaient en outre la réputation d'être bouillonnants. Ne disaient-ils pas entre eux ce proverbe berbère quand deux personnes se disputaient «Kul Akhemmass Ad Yawed Yemmas », traduction : Chaque métayer retrouvera sa mère, ce qui signifie pas de quartier, et que le plus fort triomphe. A l'image des autres tribus du Rif, celle des Beni Ouriaghel était parmi les plus batailleuses et les plus farouches.
Les luttes intestines dans les villages composant cette grande tribu y étaient si constantes et implacables que nul n'osait construire sa maison près de celle du voisin, si bien que chaque groupement humain, au lieu d'être formé, d'une multitude de hameaux, comme dans tout le reste du pays berbère, se composait ici de fermes isolées, jalousement entourées de figuiers de Barbarie qui s'étendaient sur plusieurs kilomètres. Encore aujourd'hui quand on survole la région, ou qu'on la traverse en voiture on aperçoit ces maisons dispersées «comme des étoiles dans le ciel».
Ainsi les assemblées de villages ou de tribus, qui sont généralement assez pacifiques en pays berbères, étaient, chez les Béni Ouriaghel, toujours orageuses, chacun venant avec son arme, prêt à en découdre. Seuls les Chorfas ou autres descendants de saints marabouts respectés arrivaient à imposer un semblant de paix, toujours provisoire. Lorsqu'une réconciliation passagère réussissait à voir le jour, tous les guerriers Beni Ouriaghel descendaient en armes sur les plages, devant les Peñóns, ces îles occupées par les espagnols depuis le XVeme siècle, Vêlez de la Gomera ou Alhucemas. Ils se mettaient alors en ligne sur les plages dites des "Moujahidin" et criblaient de balles à grande distance les fenêtres des casernes dans lesquelles se tenait depuis des siècles une garnison de "chrétiens mécréants".
Après les avoir longuement insultés, les traitant de "mangeurs de grenouilles", entre autres gracieusetés, les guerriers rifains, apaisés et ayant assouvis leurs rages, repartaient vers leurs villages, oû ils se remettaient à vivre fraternellement pendant quelques semaines, en attendant la prochaine querelle. Tels étaient donc les Beni Ouriaghel à laquelle appartenait un certain Mohamed ben Abd el Krim el Khattabi. Rétifs à obéir à toute autorité du Makhzen, ils furent pourtant, assujettis à l'autorité du Sultan Moulay Hassan 1er qui envoya en 1895, le pacha Bouchta el Baghdadi, s'établir à Snada, pour châtier la tribu voisine des Boqqoya, pirates et écumeurs de mer qui attaquaient sans cesse les vaisseaux européens et provoquaient ainsi les plaintes des nations européennes qui ne manquaient pas de demander réparation au Makhzen suite aux forfaits de ses pirates rifains.
Pendant sept ans, le Pacha Baghdadi avait réussi à faire régner un ordre relatif, choisissant comme caïds les chefs de bande les plus forts, rassemblant autour de lui les marabouts pacificateurs, faisant payer l'impôt et nommant des juges musulmans. Mais, à la mort de Moulay Hassan, le nouveau Sultan Moulay Abdelaziz appela le Pacha vers d'autres fonctions au Makhzen. Suite au départ de Baghdadi, la Siba s'installa une nouvelle fois dans la zone et un faux sultan fit son apparition, en la personne de Jilali Zerhouni, alias "Bou Hamara", qui s'était proclamé souverain légitime et avait soulevé toutes les tribus du Nord, menaçant de s'emparer de la ville de Fès. Soutenu par des contrebandiers internationaux, il fut largement approvisionné en armes par certaines puissances étrangères, qui voulaient voir accélérer la dislocation de l'Empire Chérifien.
Bouhmara ne sera vaincu que sept ans plus tard par le sultan Moulay Hafid, qui succéda à son frère Moulay Abdelaziz (voir Histoire de RACHID 59). Les espagnols, les premiers, gardaient un œil très attentif et intéressé sur l'évolution de la situation sur toute la côte rifaine et sur l'arrière-pays montagneux. Ils occupaient Ceuta et Mellila, en plus d'un chapelet d'îles et d'îlots, appelés Peñóns, situés le long de la Mer d'Alboran, qui s'étend de Tetouan à Nador. Ils varient tenté des incursions à plusieurs reprises au delà des présides qu'ils occupaient, mais avaient essuyé une forte résistance de la part des tribus rifaines.
Même si ces tribus surveillaient aussi les espagnols installés dans les Penõns et les empêchaient de s'aventurer plus dans les terres du Rif, il n'empêche que des contacts existaient entre la population des douars côtiers et ces espagnols. Dans les petits villages , proches de la mer, de jeunes berbères rendaient visite, pendant les périodes de trêve, aux Espagnols des Penõns. Avec eux ils fumaient et buvaient, échangeaient des propos. D'autres fois, en contrebande, ils se risquaient pour aller jusqu'à Malaga acheter des armes et des étoffes.
Ainsi, quelques connaissances déformées et rudimentaires sur l'Occident parvenaient aux gens de la montagne par ces colporteurs de denrées et de nouvelles, qui étaient ceux que l'on désignait sous le nom méprisant de "marchands de poisson de la côte".
Et C'est dans un de ces villages, en face d'Alhucemas, que devait apparaître le héros de la révolte du Rif. Mohamed Ben Abd el Krim Ben Si Zian, est né dans le village côtier d'Ajdir vers 1882, où son grand-père était cadi. Il appartenait à la tribu des, Aït Boudra, branche des Beni Ouriaghel. Il se disait descendant d'Omar ibn Khattab, compagnon du prophète et second Calife musulman, d'où le surnom de Khattabi. Abdelkrim, fils de Si Zian, s'efforçait d'exercer le métier de Cadi auprès des tribus avoisinantes, a l'image de son père. Il avait deux fils : l'aîné, Mohammed, notre héros, partit faire des études à la mosquée Qarawiyine de Fès, où il acquit une solide formation théologique, et où il fut influencé par le mouvement de pensée de la Nahda islamique de Mohamed Abdouh et de Jalal Eddin Al Afghani.
Le second, M'hammed plus "moderne", qui parlait déjà aisément l'espagnol, fut, sur le conseil des prospecteurs espagnols qui étaient en relation avec Si Zian et son fils Abdelkrim, fut envoyé à Madrid pour y suivre des cours dans une école des mines. A son retour de Fès, Si Mohammed ben Abd el Krim, dont l'intelligence était vive et souple, fut remarqué par les chefs espagnols et lui demandèrent de venir servir à Melilla.
Il fut l'éditeur de la page arabe du journal "Telegrama Del Rif" et professeur de langue berbère à l'académie arabe de Mellila. Il reçut de nombreuses distinctions espagnoles : la médaille de l'Afrique, la Croix-Rouge militaire, la Croix-blanche et il fut nommé Caballero de l'ordre d'Isabelle la catholique. En 1914, il fut nommé Cadi. Mais son caractère entier, et ses velléités intellectuelles qui le poussaient à exprimer publiquement des idées contre la présence des espagnols et leurs agissements, finirent par lui causer du tort.
Mohammed Ben Abdelkrim eut à ce moment là un choc en voyant comment les espagnols se comportaient avec les musulmans, mêmes les plus acquis à leur cause. Étant de nature fière et énergique, il supportait de moins en moins les injures et les vexations dont les musulmans étaient l'objet à Mellila.
En 1920, après une violente querelle avec le général Silvestre, Mohammed Ben Abd el Krim, fut mis en prison, tenta de s'enfuir, se brisa la jambe, puis fut libéré. Il rentra dans son village à Ajdir, le cœur plein de haine pour ces Espagnols, qu'il avait pourtant servi avec son père. Ce dernier vint ainsi à mourir cette année là.
Les espagnols décidés à envahir coûte que coûte le nord du Maroc, se mirent en action au mois de juin 1921. Ainsi deux armées espagnoles, l'une partie de Melilla, l'autre de Tétouan, s'apprêtaient à soumettre le pays sous l'ordre du roi Alphonse XIII.
C'est alors que vaniteux Général, en quête de gloriole, fit réunir au Penõn d'Alhucemas tous les clients de l'Espagne, depuis longtemps bénéficiaires de généreuses pensions versées en douros sonnants et trébuchants. « Dans un mois, fait-il proclamer par l'interprète, nous nous réunirons tous, Espagnols et musulmans, dans les villages de la côte pour boire ensemble, comme aujourd'hui, le thé de l'amitié, lorsque notre grande armée aura occupé l'ensemble du territoire. Sachez-le bien, nous boirons le thé avec vous ou sans vous. Le temps en est venu : que les amis de l'Espagne se comptent et s'assemblent». A ces paroles, les Rifains, effrayés, rentrèrent chez eux, sans mot dire.
Quand on lui rapporta les paroles de Silvestre, Ben Abdelkrim entra dans une rage noire. Il réunit les siens, notamment son frère Mohammed, son oncle Abd Es-Slam, et son cousin Abd el Krim, fils de son oncle Haddou. Ils firent alors la promesse de combattre les espagnols jusqu'à la mort. Ils se mirent à sillonner les marchés du Rif, dénonçant les vissées des espagnols et prêcher la résistance, couvrant ainsi de honte les pensionnés du Penõn.
Après cela, ils rassemblèrent des troupes glanées dans leur tribus, et commencèrent leur action par tuer tous les traîtres, ces berbères pensionnaires des espagnols et qui leur servaient d'indicateurs. Ceux qui voulaient se racheter auprès des leurs, devaient payer deux mille Douros, et jurer fidélité sur le coran au nouveau chef. Ces amendes constituèrent le premier trésor de guerre. Rassemblant tous les guerriers, en majorité des combattants couturés de blessures reçues dans les guerres intestines qui ne craignent pas la mort, ils vont livrer un combat audacieux à la nombreusess armée espagnole. Ben Abdelkrim envoie alors un avertissement au général Manuel Fernández Silvestre : s’il franchit avec son armée l'oued Amekran comme il venait de l'annoncer dans une interview au "Telegrama Del Rif", le chef rifain le considérerait alors comme un acte de guerre. On raconte que Silvestre aurait ri en prenant connaissance du message de son ancien prisonnier. Le 22 Juillet 1921, le général Silvestre, franchit non seulement l'oued en question, mais il installa un poste militaire sur l'autre rive au lieu dit "Abarran".
Le même jour au milieu de l’après-midi mille rifains avait encerclé l'armée espagnole, 179 militaires espagnols furent tués, forçant le reste à la retraite. Les jours qui suivirent et après plusieurs escarmouches sanglantes, un événement inattendu se produisit. Silvestre décida alors d'aller "chercher" Ben Abdelkrim et ses 3.000 hommes. Ce dernier, usant de la ruse, et inventant de nouvelles techniques de harcèlement, qu'on connaîtra plus tard par le terme "guérilla", parvint en deux jours à vaincre toute l'armée espagnole mobilisée contre lui. Silvestre voulant se désengager de ce traquenard, commanda le retrait de sa grande armée.
Mais une débandade, consécutive à une indescriptible pagaille lors de ce retrait provoqua une attaque sans précédent des troupes rifaines contre les espagnols.
Ce fut alors la bataille d’Anoual, qui fut un véritable désastre pour l'Espagne et sera le principal vecteur du déclenchement de la guerre civile espagnole, dix ans plus tard. En effet l'Espagne y perdit, près de 16.000 soldats sur 25.000 engagés. Ben Abdelkrim récupéra 150 canons, 500 mitrailleuses, quelques 25.000 fusils, des centaines de camions, ainsi que des moyens de communication modernes. Les soldats espagnols survivants jetèrent leurs armes pour mieux fuir. Quelques centaines seulement parviendront à Melilla. Entre-temps, trois mille soldats se groupèrent pour résister autour du général Navarro, à Monte Arrouit, mais encerclés par les rifains, ils durent capituler.
C'est alors que Ben Abdelkrim arrive aux portes de Mellila. Déjà c'est la panique générale qui envahit le préside espagnol. Les guerriers rifains voulaient en découdre définitivement avec les espagnols et envahir la ville afin de terminer le travail, mais Ben Abdelkrim hésite, tergiverse. La prudence s’imposait.... Il dira plus tard, relatant cette situation : «Avec la dernière énergie, je recommandais à mes troupes de ne point massacrer ni maltraiter les prisonniers. Mais je leur recommandais aussi énergiquement, de ne pas occuper Melilla, pour ne pas créer des complications internationales.
De cela, je me repends amèrement. Ce fut ma grosse erreur. Oui, nous avons commis la plus lourde faute en n’occupant pas Melilla ! Nous pouvions le faire sans difficulté. J’ai manqué ce jour là de clairvoyance politique nécessaire. Et à plus ou moins longue échéance, tout ce qui a suivi, a été la conséquence de cette erreur». Le nombre de soldats espagnols tués à Anoual, ainsi que le suicide du général Silvestre au cours de cette bataille, eurent un retentissement international, car c'était la première défaite d’une puissance coloniale européenne...Tous les médias internationaux rapportèrent les circonstances du désastre des armées espagnoles.
Dans ce pays, qui connaissait une crise politique et économique sans précédant, ce fut la panique totale. On pensa que les maures, n'allaient pas tarder à massacrer tous les espagnols de Mellila et s'embarquer sur le continent, dans une nouvelle invasion de la péninsule ibérique. Pour Ben Abdelkrim, Anoual dépassa toutes les espérances : N'est-ce point là un signe de Dieu ? Abd el Krim recueillit un prestige immense auprès de toutes les tribus du Rif, y compris celles qui lui étaient encore hostiles. Tous les jeunes rifains voyaient désormais en Ben Abdelkrim, le nouveau héros du Jihad contre les "étrangers mécréants".
Bientôt, il déborda le cadre de sa tribu et rallia à sa cause les tribus voisines des Temsaman et des Boqqoya, qui formeront désormais avec les Béni Ouriaghel un groupe fidèle. Par l'intermédiaire de ces tribus, qui forment une petite colonie à la frontière algérienne, à Port-Say, il établit des contacts utiles avec l'extérieur.
Ainsi parvient-il à se ravitailler en objets manufacturés ou en contrebande de guerre. Par là, surtout, il trouvera des appuis en Occident dans des milieux hostiles à l'Espagne. Mais Ben Abdelkrim hésite encore à donner corps à ce mouvement qu'il avait déclenché et qui devint tout d'un coup, un immense espoir de libération contre le joug des étrangers colonisateurs. La nature libre et indépendantes des tribus berbères, allait pourtant à l'encontre des aspirations autocratique d'un chef voulant s'imposer à tous, en dehors de toute structure de concertation.
Ben Abdelkrim, fut contraint, donc de composer avec les tribus récemment acquises à sa cause. Chef des Berbères indépendants, vivant au milieu de tribus égalitaires, c'est tout d'abord la notion familière d'Agrao ou Jemaa, assemblée populaire où l'on prend en commun les décisions, qui s'imposa à lui. Cette démocratie tribale qui organisait la vie sociale dans les tribus depuis des siècles, et il ne pouvait s'en passer.
C'est alors qu'en cherchant le meilleur moyen de moderniser cette structure, que Ben Abdelkrim, conçoit sur indication de ces nouveaux amis européens, notamment communistes ou d'extrême gauche, l'idée d'une République du Rif, qu'il proclama en 1922. Sa creation eut un impact important sur l’opinion internationale, car ce fut la première république issue d’une guerre de décolonisation au XXe siècle.
Ben Abdelkrim créa un parlement constitué des chefs de tribus qui lui vota un gouvernement. Et ce fut d'abord une république "familiale" avec ces proches parents aux principaux postes ministériels. En effet, son frère M'hammed fut nommé vice-président, son oncle Abdessalam récupéra les finances, son beau frère Mohamed Azerkane les affaires étrangères, son cousin Ahmed Boudera le portefeuille de la guerre, Liazid Ben Haj Hammou à l'intérieur, et Mohamed Ben Salah aux Habous. La proclamation de cette république du Rif, pourrait, pensa-t-il, lui rallier des sympathies, notamment en Europe. Au milieu de 1922, une délégation composée de M'hammed, d'Azerkane et Hammou Ben Haddou se rendit en Europe, notamment en Angleterre et en France pour sensibiliser les autorités de ces pays sur la nouvelle donne opérée par Abdelkrim et ses hommes, au Nord du Maroc.
Seuls les partis d'extrême-gauche observèrent avec intérêt et sympathie ces premières démarches, et Jacques Doriot, dirigeant des jeunesses communiste en France fit une campagne ardente en faveur de Ben Abdelkrim et de son mouvement. D'ailleurs le zèle de Doriot pour la cause de Ben Abdelkrim ne sera pas du goût des autorités françaises, et sera sanctionné en 1923 par un an de prison pour avoir rédigé une série d'articles contre la guerre du Rif et appelant les soldats français à désobéir aux ordres de leur hiérarchie au Maroc. Mais le coup de grâce viendra de Sir Neville Chamberlain, qui, le 05 Août 1922 dans un discours prononcé à la chambre des communes anglaise, traita Abdelkrim et et ses gens de "rebelles".
C'en était fini des espoirs de rifains de chercher à séduire les gouvernements européens. De ce fait les nouveaux amis et les conseillers européens de Ben Abdelkrim se montrerent incapables de lui faire ouvrir les portes des ministères et des allées du pouvoir un peu partout en Europe. L'échec de cette démarche servit de leçon à Ben Abdelkrim. Il comprit que ni la tradition berbère, ni l'innovation dangereuse d'une république moderne ne se révèleront utiles à son mouvement. C'est dans la voie de la tradition islamique qu'il va s'engager désormais en brisant les forces des tribus, en les unifiant sous la loi de Dieu, en observant la "vraie foi". Ainsi engagé sur le chemin de la religion, Abd el Krim va cesser aussitôt d'être un héros berbère pour chercher à devenir un souverain musulman. Mais ne voulant pas user du titre de Sultan, afin de ne pas entrer en conflit avec le Sultan Moulay Youssef, qu'il respectait, il se fera nommer émir par ses partisans. Cela avait l'avantage d'attirer à sa cause la sympathie des tribus restées fidèles au Makhzen, et qui voyaient d'abord en lui un défenseur de la foi, menant le Jihad contre les forces d'occupation.
D'ailleurs beaucoup de ses tribus avaient pris contact avec lui, dans ce sens. Ceci ne manqua pas d'alarmer sérieusement Lyautey, informé par ses espions, face à l'état d'ébullition des tribus un peu partout à travers le pays. Mais construire un état à partir de rien est souvent une aventure hasardeuse, quand les appuis financiers, la géographie, l'état d'éveil de la population, et chance ne sont pas tous au rendez-vous. Ben Abdelkrim, tentera tant bien que mal à bâtir un semblant de fédération de tribus, que rien ne rassemble pourtant, à part la religion et une haine indescriptible pour les espagnols. Se mettre sous l'étendard de l'islam était chose aisée, car les rifains voulaient défendre leur terre contre l'étranger mécréant qui les avait envahis. Il leur fallait juste un chef qui sût faire la guerre de manière intelligente, afin de déjouer la force barbare des engins de fer et de feu qui ne cessaient d'être déversés sur les côtes marocaines du nord par ces "satanés mécréants". Et ce chef, ils l'avaient trouvé en la personne de Mohammed Ben Abdelkrim.
Il commença donc par se doter de structures organisées, avec une armée encadrée, une administration efficace, des moyens de communication efficients. Sur le premier et le troisième points, Ben Abdelkrim saura créer à partir de déserteurs espagnols et autres mercenaires venus chercher l'aventure en afrique du nord, un solide encadrement pour son armée de paysans guerriers. Et usant les prisonniers retenus en otage, il fabriqua des routes là où jadis il n'y avait que des pistes et chemins vicinaux. Il équipa ses axes d'un formidable réseau télégraphique et téléphonique, qui lui permit de joindre les coins les plus éloignés de sa nouvelle fédération de tribus. Pour le reste, il installa des instances décisionnelles sous forme d'assemblées dans les tribus avec des représentants siégeant dans un semblant de parlement à Ajdir.
Mais tout le pouvoir était entre ses mains, et il ne pensa pas un seul instant le partager avec qui que soit. Le 27 janvier 1923, après des négociations interminables, Ben Abdelkrim accepta de remette, contre le paiement d'une rançon de 4 Millions de pesetas, les prisonniers espagnols à l'intermédiaire Etchevarieta, homme d'affaires installé à Bilbao, jadis prospecteur et intermédiaire pour le compte des allemands Mannesman, qui avait su entretenir des relations cordiales avec Si Zian et ses fils. Au cours de la même année, Ben Abdelkrim se sentant assez fort, il attaqua la montagne des Djebala où s'exerce la puissance de son rival, le chérif Raisouli, qui, après le désastre d'Anoual, avait réussi à échapper miraculeusement à l'étreinte de Berenguer et était redevenu un chef puissant.
Il s'empara de lui, de toute sa famille et de ses trésors. Le vieux Raisouli mourra en prison chez son ennemi Ben Abdelkrim tandis que ses femmes et son jeune fils Khalid vivront dans la misère sous des tentes déchirées, au milieu de la kasbah de Snada. La nouvelle puissance guerrière des Rifains ainsi mobilisés et encadrés, commençait à décourager sérieusement les espagnols, désemparés face à ce nouvel ennemi, insalissable et imbattable. Si elles réussissent à défendre le territoire voisin de Melilla, partout ailleurs elles se trouvent rejetées sur les plages et les dernières collines côtières entre Tétouan, Ceuta, la zone internationale de Tanger, Arzila et Larache, et on discute dans la péninsule de la prochaine évacuation totale de la zone rifaine. C'est alors que le Maréchal Primo de Rivera devint Dictateur d'Espagne en commun accord avec le Roi Alphonse XIII.
Au mois de septembre 1923, Abd El-Krim captura la ville de Chefchaouen. Dès lors le chef rifain ne pouvait plus faire marche arrière. Il devait d'un côté consolider les territoires conquis en rattachant à son autorité de gré ou force les tribus rifaines, et de l'autre tenter par un harcèlement perpétuel de faire tomber les positions voisines occupées par les françaises, afin de se rapprocher le plus possible de son but ultime: la prise de Fes. Au mois d'avril 1925, Abd El-Krim attaqua le caïd Madboh d'Aknoul, qui avait changé de camp, et déborda contre des postes militaires de la zone française, menaçant ainsi sérieusement Taza. Cette ville à laquelle Lyautey tenait comme à la prunelle de ses yeux, ne devait absolument pas tomber.
Ceci poussa les Espagnols et les Français à signer des accords de coopération militaires, qui eurent pour conséquence rapide de repousser la menace rifaine sur cette ville. Mais Ben Abdelkrim, toujours imprévisible, se hâta de de mener des incursions du cotés de Fes en attaquant les tribus des Beni Zeroual. Celles-ci se ralliant finalement au chef rifain, Fes devint accessible à Ben Abdelkrim.
C'était juste une question de temps...C'est alors que le gouvernement français sous la présidence de Painlevé, fit appel au héros de la grande guerre et de Verdun, le Maréchal Pétain. Celui-ci arrivé en 1926, et après une évaluation de la situation, fut si inquiet de cette poussée puissante des rifain, qu'il obtint le départ du maréchal Lyautey, hostile à une coopération avec l’Espagne.
Le maréchal Pétain reçoit très vite le commandement des opérations ainsi que des moyens et matériels sans précédents. C'est ainsi qu'une formidable machine de guerre sera réunie: 250.000 soldats espagnols commandés par Miguel Primo de la Rivera y Orbaneja et 200.000 soldats français commandés par le maréchal Philippe Pétain lancèrent une attaque contre Abd El-Krim dont l'armée devait compter près de 80.0000 combattants. Primo de la Rivera, qui avait instauré une dictature militaire à Madrid deux ans plus tôt, avait promis de «laver dans le sang le déshonneur militaire dans le Rif». Mais ce qui fut encore plus horrible, ce fut le largage par des avions espagnols de 479 tonnes de bombes qui contenaient le terrible gaz moutarde, et ce, en violation des accords internationaux.
Bien qu'il eut critiqué l'utilisation de ces armes par les Espagnols, Lyautey avait demandé à la métropole, quelque temps auparavant de lui livrer des armes chimiques qu'il utiliserait en dernier recours. Et ce sont finalement ces bombardements massifs et ininterrompus contre des populations civiles qui poussa Ben Abdelkrim, à demander l'ouverture de négociations de préférence avec les français pour arrêter ce génocide. En effet des pourparlers furent ouverts à Oujda.
C’est le 18 avril 1926, à Camp Berteaux (près d'El Aioun Sidi Mellouk), aux confluences de l’oued Zâ et de la Moulouya, qu’eût lieu le premier contact entre les délégués rifains et les délégués français et espagnols. Du côté rifain la délégation était représentée par Azerkan, Chedid et le caïd Haddou. Le général Henri Simon, chef des pourparlers, côté français, raconte : « Dans deux entrevues préliminaires à Camp Berteaux et à El Aïoun Sidi Mellouk, dans la première quinzaine de mars 1926, l’Espagne et la France ont posé en principe qu’en aucun cas, elles n’entreraient en relations officielles avec les rifains si ceux-ci n’admettaient pas tout d’abord : la soumission au protectorat, l’éloignement de Ben Abdelkrim, le désarmement des tribus, et la reddition des prisonniers».
Il va sans dire que les délégués rifains ne pouvaient pas accepter des conditions aussi humiliantes, avancées par les français et les espagnols, pour signifier à leur ennemi commun, qu'ils cherchaient en fait un reddition sans conditions de Ben Abdelkrim et de ses troupes. Faute d’accord les négociations d’Oujda ont été interrompues le 6 mai 1926. L’échec des pourparlers d’Oujda a entraîné immédiatement, l’offensive franco-espagnole: dès le 7 mai 1926, l’aviation entreprit sur tout le front des reconnaissances et des bombardements massifs sur les rassemblements de population et les centres importants.
Le 8 mai les troupes françaises et espagnoles commençaient une offensive conjuguée : les secteurs espagnols d’Alhuceima et de Melilla marchèrent en même temps que l’ensemble de la ligne française. Celles-ci avançait sur plusieurs axes simultanément: à l’ouest depuis Ouazzan et Chefchaouen afin de couper les Jbala du Rif, et plus à l’Est depuis les Mernissa et Taza en direction de Oued Kert. La liaison étroite s’affirme sur terre comme sur mer. Mais après les premières opérations la jonction des deux fronts ne se fait pas comme prévu : du 17 septembre au 18 octobre, le maréchal Pétain demande en vain, à trois reprises, à Primo de Rivera, de réaliser la soudure sur le Kert. Selon le récit de Mohamed Azerkane : «Les espagnols débarquent près d’Ajdir au cap Âbed à la frontière entre les Beni Boqoya et les Béni Ouriaghel. Il y avait soixante navires espagnols et français au large d’Ajdir.
Et malgré toute cette force de frappe, l’ennemi n’a pu débarquer dans la rade du cap Âbed, que lorsque les 300 Moujahidînes l’ont dégarni sur ordre d’Abd el krim : vers 2 heures du matin, il a convoqué le caïd Allal Lamrabti, mort quand les espagnols ont commencé d’avancer vers Ajdir, pour lui ordonner de se diriger avec ses troupes vers les positions Gzennaya, menacées par l’avancée des français sur le front sud».
Lors qu’Azekane lui fit part de cette erreur d’appréciation relative au système défensif rifain, Ben Abdelkrim a regretté amèrement cette décision qui a facilité le débarquement espagnol. Encerclé de toute part par les importantes troupes étrangères et se voyant vaincu, Ben Abdelkrim se réfugie à la zaouïa de Snada, et consent à traiter si la France s’engage à protéger sa famille et sa fortune.
Le chérif chez qui il a trouvé protection avise en grande hâte le colonel Corap de cette importante résolution, qui expédie à Snada ses deux adjoints, le lieutenant de vaisseau Robert Montagne et le capitaine Suffren. Ben Abdelkrim était homme d’une intelligence et d’un caractère supérieurs. Même vaincu, acculé à la catastrophe, il demeura digne et grand.
Il songea aux conséquences de sa capitulation, aux tribus qu’il a abandonnées. Il appréhende la colère de l’Espagne, avec laquelle il a de si terribles comptes à régler. Il cède enfin et écrit au colonel Corap cette lettre que l’histoire enregistrera : «J’ai reçu la lettre par laquelle, vous m’accordez l’aman. Dés maintenant, je puis vous dire que je me dirigerais vers vous.. Je sollicite la protection de le France pour moi et pour ma famille. Quant aux prisonniers, je prie qu’on les mette en liberté demain matin. Je fixerai l’heure de mon arrivée demain, avant midi ou à midi.» Signé Mohamed Ben Abd el krim El Khattabi.
La guerre du Rif a commencé à «Dhar Ouberran» en 1921. A partir de là, le baroud des Moujahidines n’avait pas cessé. Mohamed Ben Abdelkrim resista jusqu’en 1926. Puis il est parti pour ne plus revenir. Le 27 mai à 2 heures du matin, Ben Abdelkrim se rendit aux français, plutôt qu'aux espagnols, dont il redoutait la vengeance. Ben Abdelkrim, que l'on surnomma par la suite le Vercingétorix berbère, demeura fidèle à lui-même.
Ce fut un révolutionnaire musulman. Il imputa sa défaite aux chefs religieux qui s'opposèrent à lui. Il ne fit aucune confiance aux puissances coloniales qui, selon lui, n'étaient là que pour assujettir les Maghrébins et s'emparer de leurs ressources. Il fut exilé à l'île française de la Réunion, puis au Château de Morange en France.
Il y demeura, cultivant son jardin et veillant à l'éducation de ses enfants, q'il mit à l'école française, jusqu’en 1947, date à laquelle la France décida de faire revenir d'exil tous les leaders nord africains, comme Allal Fassi, Ouazzani ou Messali Haj. Cette tentative d'apaisement faisait suite à de fortes pressions internationales consécutives à la fin de la seconde guerre mondiale et aux massacres de Setif, en Algérie deux ans plutôt. La france pensait ainsi réinsérer dans le jeu politique local des leaders qui pouvaient encore avoir de l'emprise sur une jeunesse musulmane, qui commençait à échapper à l'autorité du colonialisme.
Ben Abdelkrim, de retour de son très lointain exil, saisit l'occasion d'un arrêt à port Said, pour s'évader avec sa famille, aidés en cela par les jeunes nationalistes maghrébins installés au Caire, qui intercédèrent auprès du roi Farouk pour accueillir le vieux chef rifain. Installé dans la capitale égyptienne, Ben Abdelkrim suivit avec attention l'évolution politique en afrique du nord.
Il présida le Comité de libération du Maghreb arabe, car pour lui, le combat de l'ensemble des peuples maghrébins était indivisible. Mais le monde avait changé encore une fois. Ben Abdelkrim avait été soigneusement tenu à l'écart de ce qui se passait au maroc. Il était peu au fait de l'évolution de son pays, depuis qu'il l'avait quitté en 1926. Il ne saisissait pas parfaitement les nouveaux enjeux internationaux après la seconde guerre mondiale et surtout l'installation de la guerre froide et la bipolarisation du monde. Il voulait bien continuer à jouer au héros d'un peuple, qu'il ne connaissait plus très bien.
Ses positions assez réfractaires après l'indépendance du Maroc et son refus d'y revenir tant que des troupes étrangères y étaient stationnées, furent sujettes à discussion avaient beaucoup déçu les jeunes nationalistes, qui voulaient lui voir jouer un rôle dans la construction de la jeune nation indépendante.
Mais au fond de lui-même, Ben Abdelkrim savait qu'il ne pouvait plus revenir dans un pays qu'il avait quitté trente années auparavant, qui n'avait plus rien à voir avec le protectorat de Lyautey, et où régnait à présent un Roi, Mohammed V, qui avait connu un exil tout aussi lointain et dur que lui. Un Roi qui était adulé par tous les marocains, qui s'étaient tous mobilisés pour son retour d'exil et sa restauration sur le trône.
Et après tout, quel rôle allait-il jouer, une fois revenu au pays ? Il savait fort bien, pour les avoir vus et fréquenté au caire, que les jeunes loups de la vie politique marocaine, qu'étaient Allal Fassi, Ben Barka,Torrès, Ouazzani, Abdallah Ibrahim, Bouabid, Khatib et d'autres, n'allaient pas lui faire de cadeaux, une fois les choses sérieuses abordées et les nouvelles institutions installées. Il préféra donc donner son onction à tous ceux, vrais leaders politiques ou simples chefs vaniteux, qui venaient chercher sa caution morale.
La révolte de Ben Abdelkrim avait inspiré tous les mouvements de libération à travers le monde, en allant de Ho Chi Minh à Castro et Che Guevara qui usèrent des méthodes et techniques du rifain durant leur guérillas. Mao Tse-Tong le donnait en exemple aux palestiniens venus chercher chez lui des leçons en résistance. La renommée de Si Mohand était internationale et fédérait tous les damnés de la terre.
Par ailleurs, il y eut surtout cette rencontre mémorable avec feu Sa Majesté le Roi Mohammed V au Caire en présence de son frère M'hammed, où les choses avaient été aplanies et apaisées entre la monarchie Alaouite et l'ancien rebelle du Rif. Les deux hommes s'estimaient et se respectaient profondément, car tous les deux avaient enduré la terrible solitude de l'exil, après avoir combattu, chacun de son côté, et à son époque, le colonialisme, cette terrible tare du 20eme siècle. Ben Abdelkrim mourut au Caire en 1963.
Dans une entrevue accordée en 1952 à l'hebdomadaire égyptien Akher Saa, il mit en avant son identité rifaine en ces termes: «Je suis de race berbère et j'ignore à quel point vous nous sous-estimez mais j'affirme cependant que les berbères sont des gens avancés, qui ont hérité de nombreuses civilisations. Vous ignorez par exemple qu'en tant que berbère, je suis d'origine juive. Mes ancêtres sont ensuite devenus chrétiens, puis musulmans.
Maintenant nous parlons l'arabe, langue du Coran, nous nous entendons en berbère, langue de nos aïeux mais nous conversons aussi en français, langue de notre pays asservi»
Ainsi parlait Mohamed Ben Abdelkrim Khattabi, un héros marocain du XXeme siècle ...
Rédigé par Rachid Boufous