Lettre d'un ami Casablancais
Il s’agirait d’un contrat dit de "naming", un concept tout droit importé des stades de football occidentaux, où les noms des enceintes sportives sont bradés au plus offrant. Sauf que là, on ne parle pas d’un terrain de jeu, mais de nos rues, de nos repères, de notre mémoire urbaine. Et pour quoi ? Un pactole estimé entre 800 000 et 1,4 million de dirhams par station sur six ans. À première vue, ça peut sembler alléchant pour financer un transport public sous pression. Mais à y regarder de plus près, ce choix soulève des questions bien plus profondes que l’aspect financier.
Ce n’est pas un détail anodin : les noms des stations structurent notre manière de nous orienter, mais aussi de raconter la ville. "Place des Nations Unies", "Hassan II", "Al Massira", "Ain Diab"… Chaque nom est une porte ouverte sur une histoire, un personnage, une lutte, une culture. Remplacez-les par des noms de marques, et c’est un pan entier de notre imaginaire collectif qu’on efface à coups de slogans.
Dans d’autres grandes villes du monde, le transport est un outil de narration urbaine. À Paris, à Tokyo, à Buenos Aires, les noms de stations honorent des écrivains, des révolutionnaires, des lieux emblématiques. Pourquoi, nous, à Casablanca, alors que nous nous préparons à accueillir la Coupe du Monde 2030 ou la CAN 2025, choisirions-nous d’effacer notre héritage pour quelques millions de dirhams ?
On le voit tous les jours : le tramway est déjà recouvert de publicités criardes, qui défigurent visuellement notre espace public. Faut-il vraiment en rajouter une couche symbolique en vendant nos noms de lieux ? Allons-nous accepter que nos enfants montent à "l’arrêt Savon Mouss", ou descendent à "la station Céréales VitalMix" ? Cela dépasse la simple question de visibilité : c’est une intrusion dans notre langage, dans notre quotidien, dans notre façon même de nommer le monde.
Car bien sûr, personne ne nie que le transport public a besoin de financement. Mais faut-il pour autant brader notre mémoire ? Il existe d’autres pistes : partenariats culturels, mécénat territorial, contributions citoyennes, ou encore valorisation de figures historiques et culturelles locales. Imaginez une opération intelligente qui mettrait en avant 150 noms riches de sens, entendus chaque jour par 500 000 usagers. Des noms qui raconteraient Casablanca à travers ses femmes puissantes, ses poètes oubliés, ses bâtisseurs visionnaires.
À long terme, cela créerait une dynamique bien plus précieuse : une ville qui éduque, qui inspire, qui transmet. Une ville qui ne vend pas son âme à la première marque venue. Bref, une ville qui se respecte.