Il s’en est fallu de peu …
Notre marcheur répond au nom d’El Houssine. Un gaillard de 80 ans, aux aguets des remous du quartier, cantonné à son seul poste de garde. A notre appel, il saute sur ses deux pieds joints, se précipite sur l’encadrure de sa maisonnette délabrée, dégarnie par endroits. Le dos en arc, de peur que sa tête n’aille chercher par mégarde ce bas plafond miséreux.
Notre bonhomme redouble d’attention, une attention de mise chez les curieux de son genre. À la fois alerte et circonspect, jonglant avec mesure entre deux attributs de choix, requis chez un gardien au poste. Celui-ci n’eut d’égale à sa posture, qu’une détermination debout, à nul autre objet que celui de s’enquérir, vaille que vaille, de ce quidam venu marteler son nom au grand dam de ses oreilles.
Une fois l’objet relevé, votre serviteur catalogué au rang des indiscrets, à la trace de ce qui vit dans les recoins des recoins, notre bonhomme se détendit palier par palier, nous propose un escabeau et un sourire en guise d’acquiescement d’une entrevue à l’air libre, au soleil hésitant.
Les jambes croisées, les joues creuses prenant en étau un sourire amène, l’œil flambant neuf, embué à la seule évocation de ce qui tisse cette rencontre fortuite entre deux âges, et qui situe la marche verte à mi-chemin de nos différences.
C’est parti d’un « Oui, je fus à la marche verte » pour que s’ensuive par le truchement d’un verbe mystique, de ces péripéties qui s’articulent, une à une, à la bouche loquace de notre marcheur.
Celui-ci nous conte, un brin étourdi, comment le « Moqadem » a failli louper sa demeure située à Yacoub El Mansour, à Rabat. Un logis pris en étau entre deux. de ces voisins qui seraient nés sous une bonne étoile. Pourquoi ? Ceux-ci furent sollicités par l’agent d’autorité afin de fondre dans la masse des marcheurs encensés par Feu Sa Majesté Le Roi Hassan II.
Notre concitoyen ne put souffrir de louper ce rendez-vous avec l’Histoire. « Je pleurais, entouré de ma femme et mes trois gosses » part-il d’un sourire à trancher avec l’amertume éprouvée face à l’insouciance de l’agent.
Notre interlocuteur, comme pour nous communiquer une charge émotive qui s’évertue à l’enquiquiner à travers les époques, pousse un soupir en notre direction, nous apprend, les yeux embués, le sourire renouvelé, que ce même agent, finit par frapper à sa porte, glisser son nom parmi ceux de la liste.
D’une marche deux coups
El Houssine, jadis marchand de légumes, nous révèle sans ambages le caractère de ce que fut sa seconde ambition. Une fois le devoir national honoré, celui-ci tenait à donner un coup de neuf à sa situation financière alors vacillante. Ne prêtons pas le flanc à ces jugements de valeur à l’emporte-pièce. Que cette ambition de nature argentée ne puisse en rien entacher le patriotisme d’un citoyen mal-en-point.
Une semaine se serait évaporée dans le sulfure des préparatifs, avant que notre interlocuteur soit appelé et ses voisins, placés sous l’autorité du Caïd, à s’acheminer vers la gare ferroviaire de Rabat Agdal. « J’étais prêt, je n’avais ni valise à faire, ni bagages à trimballer » nous annonce tout de go notre témoin trempé dans la vigueur d’une jeunesse passée.
Les marcheurs furent pourvus de pain et de sardines pour juguler une faim à peine ébauchée. Bercés par la fièvre patriotique de leur wagon, ceux-ci durent marquer un arrêt à Berrechid, raison en fut que d’autres trains sifflant de chaleur humaine, partis d’autres régions puissent s’acheminer, avant d’autres, vers leur destination finale : Marrakech.
Notre interlocuteur aspiré par le rouleau d’une nostalgie récalcitrante, brouillait galamment notre échange de ce climat bon enfant qui faisait ces wagons débordant d’espoir entrecoupé de crainte. « Les gens chantonnaient, pivotaient sur eux même, s’arrachaient des blagues de tous les goûts» nous rapporte notre témoin.
Une fois parvenus à la ville Ocre , nos marcheurs furent chargés à bord de camions prêts à sillonner de ces routes sinueuses, qui mènent au Sahara Marocain . Debout, enserrés des uns des autres, nos voyageurs vaquèrent bavards à leurs rêveries solitaires, des fois, à leurs chamailleries sans rancune, tout en communiquant ce brouhaha de choses inconnues, à leur destinée commune.
De ces souks dévalisés…
C’est avec dépit que notre homme énumère au mot fin de ces écarts de conduite, dégradant le tracé de cette marche héroïque. EL Houssine amorce, dans un débit pris de vitesse, de ces tâches indélébiles. il fut rappelé, malgré lui, à un souk puis deux, dévalisés par ses compagnons de route.
Ceux-ci sujets à un appétit vorace, se virent appliquer le fameux adage « Un ventre affamé n’a point d’oreilles ». Pris de compassion pour ces ventres creux, notre interlocuteur s’accapare des propos tempérés : « Il arrivait que le pain qui nous fut servi soit moisi…ce qui acculait les nôtres à dévaliser les vivres là où ils se trouvaient… ».
D’après lui, les autorités furent alertées au bout du deuxième éclat d’infortune, chose qui les accula à clôturer les souks tout le long du trajet. Notre curiosité, exacerbée par le cours déréglé que prit notre vis-à-vis, soudain s’enquiert du sort réservé aux femmes. Celles-ci, selon ce dernier, furent choyées, du fait que des autocars pourvus de tout le confort qui sied au genre leur furent alloués.
El Houssine, à la langue déliée, au verbe taquin, au rire incendier, et à portée des lèvres, semblait secoué d’une espièglerie bon genre « C’est depuis ce jour que les femmes ont pris le devant de la scène » dit-il en partant d’un rire cinglant. Notre interlocuteur, produit d’une époque décomplexée, semble braver de ces rigidités étriquées, vecteurs d’une vie piteusement orthodoxe .
Les couteaux sont tirés
Notre blagueur, rattrapé par la rudesse d’une situation malaisée, et qui se refuse à l’oubli, se remémore de ces points d’arrêts au large d’espaces forestiers, et d’autres déserts.
Des espaces jalonnés de tentes dressées par le soin des forces de l’ordre. Des tentes abritant une trentaine de personnes pour les uns, une centaine pour d’autres.
Les voilà arrivés à Tan-Tan où l’oisiveté est prégnante, nos marcheurs foulent le sable fin et brûlant du désert, gardant le cap sur l’objet de leur venue. Plus loin, nos promeneurs se fixent à Tarfaya, pourvus de bouteille à gaz, de farine, d’huile, et de figues, nos hommes pétrissent leur pain, consomment leurs rêveries, dans l’étreinte d’un imaginaire commun : Une terre récupérée, un avenir lumineux.
Notre témoin, à présent familier, nous dépeint comment lui et les siens bravaient le décor de « la douane espagnole ». Une frontière fictive, où des soldats furent postés et leurs chiens. Ils ne longeaient, pour ce faire, que six malheureux kilomètres partant de leur tente désemplie jusqu’au coucher.
Cela fait maintenant une quinzaine de jours, que nos hommes sont à Tarfaya. D’après notre témoin, des bagarres à couteaux tirés, de nature sectaire, auraient éclaté entre les nôtres. A qui mieux mieux, chacun renchérissait sur la qualité de son affiliation, provoquant un effet de meute fort dommageable. Dès lors chaque caïd fut distancié et son clan de quatre kilomètres et plus.
Ce ne fut pas le Roi !
De retour à ce quinzième jour fatidique, où notre interlocuteur nous décrit par à-coups cet hélicoptère dont l’hélice semble fendre le ciel du Sahara, qui s’éprend du sable comme pour revigorer les cœurs.
Ils furent des centaines à forcer le pas vers l’engin venu du ciel, à gesticuler le long de leur rengaine sitôt mise en déroute: « C’est le Roi ! ». Et non, ce ne fut pas le Roi. Ce fut le premier ministre Ahmed Osman que notre interlocuteur soumet à l’acuité du détail.
Celui-ci en tenue militaire, faite d’un short kaki et d’une veste assortie devisait avec les Caïds attroupés autour de lui. Ce n’est que vers 3 heures du matin, qu’une masse noiraude mais humaine et où fut enserré notre bonhomme enjambe cette frontière imaginaire où pavanaient les soldats espagnols.
Notre témoin nous fit part d’un jaillissement de peur, chevillé à ce pas de plus. Aussi ne cache-t-il pas son désarroi en relevant de ces bavures perpétrées par les siens. De ceux qui s’adonnèrent au pillage d’objets saisis à la douane espagnole.
Mais d’une marche, un coup…
Et comme notre marcheur est un équilibriste retors, celui-ci ne tarit de nous surprendre. Le voilà qui incruste un rire dans ce malheur en bloc, et d’évoquer le périple qu’il entama et ses camarades.
Ceux-ci, alléchés par l’idée de se faire une situation, ne démordent point, veulent mordicus dénicher un travail grassement payé à Laâyoune.
En marche vers ce qui fut sitôt arraché, ceux-ci donnèrent dans le filet des autorités espagnoles. Armés jusqu’au ciel, munis de chiens dociles, à l’affût d’un lapsus pour désosser les nôtres, les soldats étrangers bafouillèrent un langage jusque-là méconnaissable. « Il est vrai que nous pigions que dalle , mais les menaces parlaient déjà beaucoup et en clair, leurs sommations concentrées en un geste furtif de la main, nous signifiait de rebrousser chemin, et qu’opposer résistance ne pouvait que nous attirer des balles bien calibrées ».
Nos hommes prirent leurs jambes à leurs cous, ceci jusqu’à la déroute , preuve en est qu’ils perdirent jusqu’à la visibilité des uns et des autres, chacun se frayait le chemin que lui indiquait sa peur propre .
De retour à Rabat, El Houssine repoussa l’offre de rejoindre les forces auxiliaires, chose qu’il regrette fort aujourd’hui. « J’aurais pu au moins avoir une mutuelle » nous dit-il les yeux au ras du sol.
Notre compatriote, fidèle à sa façon, clôt ce chapitre sur une note remontante. Celui-ci nous fit part de la décoration reçue une fois le devoir accompli. Un « Wissam », objet de fierté auquel notre interlocuteur voue un soin particulier.
Hicham Aboumerrouane/Arrissala / L'ODJ