A l'occasion du débat sur le NMD, lodj.ma reproduit cet article de M. M'Hamed Douiri publié sur le Monde diplomatique en 1962
La mise en œuvre d’un plan quinquennal
L’instrument de notre politique est le Plan quinquennal 1960-1964 dont la préparation a permis pour la première fois de prendre une vue panoramique de l’économie marocaine et de définir les problèmes de structure dont la solution conditionne tout progrès véritable.
Notre pays est de ceux qui ont adopté le principe de la planification souple, non pour des raisons de doctrine, mais parce que, d’une part, une politique d’improvisation s’est révélée nuisible et que, d’autre part, un autre type de planification, ne serait-ce que pour des raisons administratives et d’encadrement, serait resté lettre morte.
Impératif pour les dépenses publiques, le Plan fait au secteur privé des recommandations et prévoit les facilités de nature à en assurer l’adoption.
Les travaux du Plan ont permis une optique très claire des conditions nécessaires à un démarrage de notre économie.
Le premier goulot d’étranglement, et plus grave aussi, est celui des hommes, car il est bien sûr que tout progrès ne peut être acquis en faveur des Marocains que par eux-mêmes.
Le deuxième objectif mis en lumière se rapporte à l’agriculture, vocation première de ce pays qu’il s’agit de doter de moyens aptes à la sortir de la stagnation et lui permettre de faire face à la démographie. Au premier rang de ces moyens figurent des organismes d’intervention de l’État : c’est l’Office national des irrigations pour l’équipement des périmètres irrigués, c’est l’Office national de modernisation rurale, pour les cultures sèches et l’élevage, c’est la Caisse nationale de crédit agricole ; le rôle de chacun dans le domaine qui lui est propre étant de lever un à un, y compris en matière foncière, les obstacles à l’expansion.
Si l’industrialisation est une priorité dégagée par le Plan, elle ne vient qu’en troisième position, après la formation des cadres et la réforme agricole. Néanmoins, elle prévoit l’implantation d’une industrie de base utilisant les matières premières nationales et devant donner naissance à une structure viable et saine, susceptible après une courte phase de lancement de supporter un abaissement de la protection, rapide dans un cadre régional, progressif dans un cadre plus vaste.
Parallèlement à la mise au point de nos objectifs et compte tenu des délais inexorables avant que se manifestent les effets recherchés, le gouvernement de Sa Majesté s’est attelé à une tâche à plus court terme pour stimuler l’activité économique, résorber le sous-emploi chronique et faire face aux conséquences funestes des mauvaises récoltes répétées.
Cette action, basée sur la mobilisation des énergies non employées en vue de la mise en valeur des territoires sous-développés et exposés au risque de l’érosion, se développe dans le cadre d’une expérience dite de promotion nationale. Celle-ci insuffle un état d’esprit en vue de réaliser certains travaux d’utilité incontestable, capables de procurer par la suite des emplois permanents : enfin, elle permet de distribuer des masses de salaires pour contribuer à l’animation de l’activité économique tout entière.
L’existence inéluctable d’un secteur public et semi-public laisse cependant une large place au secteur privé, puisque 60 % des investissements prévus au Plan sont à sa charge. Si bien que se trouve tout naturellement ouverte la voie à la coopération internationale, puisqu’une importante partie du secteur privé est d’origine étrangère.
Tout en mettant l’accent sur l’effort national, le Maroc a recherché les concours extérieurs en leur traçant un cadre général par l’adoption d’un code libéral des investissements, en concluant des accords bilatéraux de garantie des investissements et en associant des pays intéressés à son développement aux institutions qui doivent en assurer le financement.
Dans ce cadre, les rapports économiques franco-marocains, bien que longtemps hypothéqués par les difficultés qui ont pu surgir entre les deux pays, notamment du fait de l’affaire algérienne, n’ont connu d’autre évolution que celle imposée par la transformation des structures politiques et la définition par le Maroc des conditions nécessaires à son propre développement. L’instauration d’un contrôle des changes, conséquence de l’individualisation de notre monnaie, n’a pas empêché qu’un mouvement de capitaux se maintienne entre les deux pays, bien que le solde ne nous en soit pas favorable. Par ailleurs, les rapports existant entre nos deux instituts d’émission ont permis de sauvegarder ce qu’il y a d’original dans les mécanismes de zones monétaires. De même, en matière de commerce extérieur, la recherche constante de nouveaux débouchés, la conclusion de nombreux accords commerciaux ont tout de même laissé la France notre premier client, notre premier fournisseur.
Que ce soit par la fixation d’objectifs précis et la mise en place des instruments pour les atteindre, que ce soit par la recherche inlassable des mesures à effet immédiat, le Maroc vit une expérience passionnante qui lui permet de situer son propre destin et d’apprécier son rôle dans le Maghreb et dans le monde.
Car le Maroc, de par son tempérament et sa situation stratégique, a toujours été porté à regarder au-delà de ses horizons propres et son histoire atteste le rôle qu’il a pu jouer au travers des siècles, chaque fois selon les méthodes de l’époque. Aujourd’hui plus que jamais, en dépit des dimensions toujours plus réduites du monde où nous vivons, la géographie garde ses droits. À l’âge des grands ensembles régionaux, c’est autour de nous que tout naturellement nous regardons, et d’abord l’Afrique du Nord.
Il s’agit d’édifier un ensemble maghrébin
Certes, le Maroc coopère déjà également dans un autre cadre africain, plus étendu, aux frontières non encore définitives et il n’entend point le renier.
Dès l’accession du Maroc à l’indépendance, c’est dans une perspective maghrébine que S.M. Mohammed V a tenté de résoudre le problème algérien. Maintenant que ce dernier évolue enfin vers sa solution normale, c’est dans la même perspective que S.M. Hassan II entend édifier cet ensemble maghrébin que nos peuples appellent de leurs vœux.
Ce n’est pas seulement une vision sentimentale, mais bien la concordance d’un ensemble de facteurs géo-politiques, linguistiques, historiques, dont le moindre n’est pas d’avoir connu le même passé récent. Il s’agit moins de savoir si tous ces facteurs ont toujours milité en faveur de l’union que de constater leur propension à rallier nos peuples aujourd’hui dans une adhésion enthousiasmée. Le Maroc, en relançant en janvier dernier, l’idée maghrébine a fermement marqué qu’elle devait reposer sur des assises économiques sociales et culturelles solides. Sur le plan économique, en particulier, cette optique repose sur la nécessité de développer les pays du Maghreb de manière harmonieuse et éviter ainsi que leurs liens affectifs ne se heurtent aux intérêts de clocher, qui seraient la conséquence d’un cloisonnement devenu anachronique.
Les impératifs mis en lumière par le plan marocain sont ceux-là mêmes qui s’imposent aux autres pays :
— existence d’un secteur moderne développé et d’un secteur traditionnel maintenu dans le cercle vicieux du sous-développement, les progrès de l’un aggravant le fossé, les retards de l’autre compromettant le premier ;
— encadrement insuffisant, voire inexistant dans certains domaines, d’où effort massif à mettre en œuvre pour la lutte contre l’analphabétisme, pour la scolarisation, la formation technique et professionnelle ;
— nécessité de promouvoir l’industrialisation pour construire des économies diversifiées, donc moins vulnérables, utiliser les matières premières et les sources d’énergie nationales et diminuer la pression des importations sur des balances de paiement déjà déséquilibrées du fait même de la politique de développement.
Situer l’œuvre dans un marché plus vaste
Le succès de cette œuvre pourrait être mieux assuré si elle se déroulait dans un cadre élargi et surtout dans un marché plus vaste : les trente millions de Maghrébins (dont le nombre s’accroît chaque année de 2,5 %) constituent en somme la chance du Maghreb. Le marché qu’ils constituent est un gage de succès de la politique d’industrialisation à poursuivre et à intensifier pour produire à un coût convenable. Les grandes séries sont de rigueur, et celles-ci ne peuvent voir le jour qu’en fonction d’un marché intérieur conséquent. Notre expérience industrielle nous a convaincus que la réussite d’un pays en voie de développement n’est pas nécessairement entravée par son association avec des pays de même niveau que le sien, puisque le seul « apport de la population » contient en lui-même un ferment puissant.
C’est pourquoi, dès après la prise en main de l’Algérie par les Algériens, et après que soit précisé le cadre de la coopération économique, une des premières mesures à envisager réside dans l’abaissement progressif des barrières douanières.
Les difficultés à vaincre
Il ne s’agit point de se dissimuler les difficultés à vaincre pour édifier un ensemble cohérent où chacun des pays trouve son compte. Sur bien des points, en effet, nos économies ne sont pas complémentaires. Certains produits devront faire l’objet d’accords particuliers. On cite souvent à cet égard l’exemple des phosphates ; mais c’est le domaine précisément où du fait des orientations nouvelles du marché mondial une coordination est possible et nécessaire. Nos productions agricoles posent également des problèmes redoutables. Quoi qu’il en soit, l’évolution en ordre dispersé devant des marchés extérieurs de plus en plus organisés est plus redoutable encore.
Le Maroc a adopté un plan général de développement et l’Algérie bénéficie du plan de Constantine. La confrontation de ces deux plans est nécessaire afin qu’en jaillisse une commune vision de difficulté et de potentialité. Entre temps, les efforts de chacun devront être poursuivis là où ils sont définis tout en réorientant certains projets en fonction des données nouvelles. L’idée maghrébine est en marche. Elle est viable, car nous estimons que ce qui reste à faire est plus important que ce qui est déjà fait.
Le succès de cette œuvre suppose une totale adhésion des peuples de nos pays, de même qu’elle appelle des appuis de la part de l’ensemble des pays amis, dont le préjugé favorable et la chaude sympathie auront autant de valeur que les concours qu’ils seraient en mesure de nous apporter. À une politique économique, sociale, commune et planifiée doit se juxtaposer un programme d’aide extérieure, régulier et coordonné qui ne peut être que le fruit de relations extérieures elles-mêmes conditionnées.
Parmi ces relations, celles concernant la Communauté économique européenne auront une place importante.
La position du Maroc par rapport au Marché commun
L’ensemble maghrébin pratiquant une politique ouverte, la C.E.E. de par sa présence de l’autre côté de la Méditerranée y jouera un rôle de choix. Nos pays entretiennent déjà avec elle des courants commerciaux importants. Du fait de l’affaire algérienne, le Maroc a pratiqué une politique d’attente, confiant qu’il était dans l’avenir. Si des pays qui ne sont pas toujours des voisins se sont montrés soudain entreprenants, le Maroc a voulu préserver intactes les chances du Maghreb unifié, car il a toujours considéré que les pays d’Afrique du Nord ne pouvaient suivre des voies divergentes à l’égard du Marché commun. Ce ne serait ni leur intérêt, ni celui de l’Europe.
En se présentant unis, nos pays seront mieux à même de peser de tout leur poids. L’Europe, quant à elle, gagnerait à traiter avec un partenaire plus uni et éclairé sur son propre devenir.
L’avenir tel qu’il se présente offre au Maghreb une chance qu’il lui appartient de saisir. Quant à nous, au Maroc, consolider une jeune indépendance et construire un ensemble économique, voilà une tâche digne de catalyser notre enthousiasme.
Dans cette œuvre, nous apporterons le fruit de notre expérience de développement et de notre action au jour le jour quant à l’adaptation de nos structures, de la mise au travail de nos populations et l’édification de nos relations avec l’extérieur.
Ministre de l’économie nationale et des finances du Maroc 1962
Source : https://www.monde-diplomatique.fr/1962/06/DOUIRI/24769