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Le prochain rendez-vous est prévu les 20-21 mars courant avec une session extraordinaire du conseil national. À l'ordre du jour, deux points : la délibération sur la démission du président du conseil national du parti, Driss Azami Idrissi, sanctionnée par un vote ; la prise de positions nécessaires sur les développements politiques. Difficile de faire plus elliptique, mais peut-être est-ce la loi du genre dans ce type de communiqués... En tout cas, le parti de la Lampe est à la croisée des chemins. Quelles que soient les décisions de cette instance, à la fin de cette semaine, le PJD d'aujourd'hui en portera les stigmates. Durablement.
De quoi s'agit-il ? Pour commencer, de la démission de Driss Azami Idrissi, le 25 février dernier, de celle du ministre d'Etat Mustapha Ramid le lendemain, et d'un agenda nourri concomitamment par deux grands dossiers à savoir la loi électorale sur le quotient et la loi légalisant le cannabis. La barque est lourde : comment faire face à une forte houle et à tant de récifs ?
Pour ce qui est de Mustapha Ramid, il a justifié sa démission pour des raisons de santé. La manière dont il en a fait part reste singulière : elle a été diffusée une heure après sa notification au Chef du gouvernement sur les réseaux sociaux. Est-ce l'air du temps ? L'on est plutôt habitué - et c'est une excellente chose, me semble-t-il- à plus de discrétion et de conformité à une pratique institutionnelle traditionnelle. Le soir même, il a annoncé qu'il revenait sur sa décision par suite d'une demande de SM le Roi. Alors ? Il a justifié son acte au départ en invoquant son incapacité à assumer ses tâches ministérielles. Est-il en mesure de le faire aujourd’hui, même si l'on ne peut que lui souhaiter un prompt rétablissement.
Au Maroc, on ne démissionne …
Au Maroc, on ne démissionne pas pour "raisons de santé" Les exemples ne manquent pas de membres de gouvernement faisant face à de gros problèmes de santé et qui n'ont pas jugé opportun de remettre leur tablier. Quant à la démission à l'initiative d'un ministre, elle est plutôt rarissime (Guédira en 1964 puis en 1969 ; Othmane Demnati, ministre de l'agriculture, en novembre 1992, en conflit avec Mohamed Karim Lamrani, alors Premier ministre, sur un appel d'offres international ; et Mohamed Ziane, ministre des droits de l'homme, en février 1996, en protestation contre la campagne d'assainissement menée par Driss Basri).
Cela dit, il faut revenir au nouveau projet de loi qui vient d'être adopté par le Parlement. Il présente bien des insuffisances telle l'incompatibilité qui a été prévue entre la présidence d'une municipalité de plus 300.000 habitants et le mandat de parlementaire.
L'argument invoqué, à bon droit, a trait à la nécessité de la pleine disponibilité de l'élu, la formule actuelle n'ayant guère été concluante. Les 13 communautés urbaines visées sont les suivantes : Casablanca, Rabat, Salé, Marrakech, Tanger, Fès, Oujda, Meknès, Tétouan, Kénitra, a Témara, Safi, Agadir. Mais pourquoi ne pas avoir étendu cette incompatibilité aux ministres ? Un membre du gouvernement aurait-il plus de disponibilité à réserver à ses électeurs s'il est à la tête de l'une des grandes municipalités précitées ? Personne ne peut sérieusement le croire. Preuve, peut-être, d'une frilosité allant au-devant des attentes et/ou des intérêts de profils veillant à sanctuariser par avance des positions au-delà des élections législatives de septembre 2021. A noter au passage que même le PJD ne s'est pas distingué en la matière par rapport tant à ses alliés de la majorité que de l'opposition. En somme une rente statutaire et politique pour le futur...
Le PJD contre tous
Avec la question du coefficient électoral, c'est une autre problématique qui a dominé le débat national et donné lieu à des clivages: le PJD contre tous. Dès le début, voici quelques mois, cette formation s'est prononcée contre l'institution de ce coefficient où il est proposé de se baser sur l'ensemble des électeurs inscrits et non plus sur les suffrages exprimés. Elle a mis en avant que c'était là une technique qui n'avait pour objectif que de réduire sa représentation parlementaire. Des simulations ont été faites par ce parti qui indiquent qu'il perdrait près d'une quarantaine de sièges au total, en se référant aux résultats d'octobre 2016. Le Chef du gouvernement, Saad Dine El Otmani, a même parlé d'une "ligne rouge " à cet égard. Or, ce texte a été soumis à la délibération parlementaire par suite de son inscription à l'ordre du jour de la session extraordinaire du Parlement ouverte le 2 mars courant. Défendu en commission par le ministre de l'intérieur, il a été finalement voté par chacune des deux Chambres, les parlementaires PJD se prononçant contre.
Qu'en conclure ? Que "la ligne rouge" invoquée n'a été qu'une posture ; que le chef de l'exécutif n'a pas le soutien de sa majorité ni d'une majorité ; que sa formation accuse un échec. Un état des lieux préoccupant et qui allait d’ailleurs s'aggraver avec le projet de loi sur la légalisation du cannabis à des fins industrielles et thérapeutiques.
Benkirane : Stigmatisation de la « bande des cinq »
Abdalilah Benkirane, toujours en veille sinon en embuscade, réagit haut et fort. Il déclare ainsi qu'il quittera le parti si ce texte est validé par les parlementaires de son parti. C'est le cas aujourd'hui. Du coup l'ex-secrétaire général du PJD qu'il a été de 2008 à 2016, publie une lettre annonçant le "gel" de son statut de membre du conseil national - il ne démissionne pas... En même temps il fait part de sa décision de refus de tout contact avec cinq responsables de son parti nommément désignés : Saâd Ddine El Otmani, Mustapha Ramid, Abdelaziz Rabah, Lahcen Daoudi, et Mohamed Amekraz. Pourquoi eux ? Ne figurent pas Abdelkader Amara ni les deux ministres femmes, Jamila El Mossali et Nezha Elouafi ?
Il faut bien relever que cette stigmatisation est inédite dans la pratique institutionnelle et partisane. L'historique, pourtant chargé et passablement heurté du système partisan, depuis des décennies, n'avait pratiquement jamais connu une telle embardée s'apparentant à une sorte d'excommunication. A ses yeux, ce serait une "bande des cinq", celle qui a légalisé le cannabis et qui va porter ce stigmate durablement. En ces temps préélectoraux, voilà qui va peser dans les rangs de cette formation islamiste, profondément divisée entre deux camps.
C'est que le contexte actuel se distingue déjà, sérieusement, par une crise interne au sein de la direction. En plus de la "démission " de Mustapha Ramid, évoquée plus haut, il faut en effet revenir à l'impact de la démission de Driss Azami Idrissi. Maire de Fès, il est le numéro deux du PJD. Au-delà de ce statut, il a été candidat contre Saâd Dine El Otmani, lors de l'élection du nouveau secrétaire général, au VIII ème congrès, les 9-10 décembre 2007, Abdalilah Benkirane ne pouvant plus statutairement postuler pour un troisième mandat. Il n'a été battu que d'une courte tête, totalisant 912 voix contre 1.006 en faveur de Saâd Dine El Otmani. Il aurait suffi ainsi de 48 voix supplémentaires pour qu'il gagne la partie. C'était là l'expression et l’altérité de deux lignes, l'une participationniste à tout prix, cédant à une formule gouvernementale jugée critiquable - de compromis voire de compromission - et l'autre, participationniste elle aussi mais conditionnelle - sans l'USFP de Driss Lachgar.
La prochaine session extraordinaire du PJD, à la fin de cette semaine, arrivera-t-elle à surmonter pareille situation de crise ? Le réquisitoire de Driss Azami Idrissi donnera-t-il lieu à des réponses conséquentes et opératoires de la part de la direction actuelle et du secrétaire général, Saâd Dine El Otmani ? La censure générale du maire de Fès porte sur la pratique gouvernementale, sa méthodologie, la perte d'identité du parti ainsi que sur le fonctionnement de ses structures organiques. Au fond, c'est une autre ligne du PJD qui revient désormais au premier plan: celle du retour et de la sauvegarde des fondamentaux du référentiel originaire. Il s'agit de préempter de nouveau les valeurs et l'identité par opposition à une ligne gestionnaire ralliant depuis des années des ministres, des parlementaires, des élus et des cadres. Toute cette cohorte n'a plus les mêmes ferveurs militantes de naguère. Elle a des "statuts" ; elle tient à les faire perdurer et fructifier dans les années qui viennent. Une évolution comparable, mutatis mutandis évidemment, à celle de l'USFP depuis le cabinet d'alternance de Me. Abderrahmane El Youssoufi, en 1998...
Ces profondes divergences dont le terme reste problématique pèsent de tout leur poids sur la cohésion et l'unité de la formation islamsite. Un autre facteur s'est introduit qui complexifie la situation. Référence est faite, ici, à la normalisation des relations du Maroc avec Israël, actée par l'ex-président américain Trump. Une donnée majeure dans la diplomatie du Royaume. Un agenda accéléré qui a vu le Chef du gouvernement en personne signer six accords avec un officiel israélien, le 22 décembre dernier, à Rabat, avec Meir Ben-Shabbat, conseiller à la sécurité nationale du Premier ministre Benyamin Netanyahou. Saâdeddine El Othmani a expliqué que c'était là la prise en compte des intérêts supérieurs de l'Etat marocain. Il a en même temps réitéré son total soutien à la cause palestinienne. Qui dit le contraire ? Le Souverain avait tenu le 10 décembre - le jour même de la déclaration de Trump - à téléphoner à Mahmoud Abbas, président de l'Autorité palestinienne pour lui réaffirmer la position constante du Royaume à ce sujet. Il reste qu'au sein de la formation islamiste, un large sentiment de trouble s'est installé n'épargnant pas ses effets sur Saâdeddine El Othmani et ses ministres.
PJD : 10 ans, un bilan sujet à caution…
De quoi nourrir bien des interrogations sur le PJD en 2021 et au-delà. Son bilan de dix ans de gestion gouvernementale ? Fortement sujet à caution. Son programme tant en 2021 qu'en 2016 ? Difficile de le mettre en relief, les grandes réformes ayant été initiées et suivies, à marche forcée, par le Souverain. Une offre programmatique attractive et mobilisatrice ? Voire. Avec le réexamen du modèle de développement et la prochaine présentation du rapport de la commission Benmoussa, le PJD - comme les autres partis d'ailleurs - devra revoir sa copie et se repositionner sur la base des axes et des priorités définies précisément par cette réflexion nationale. Que pourra alors, dans ces conditions, revendiquer en propre le PJD? Quelle identité arrivera-t-il à donner à son programme électoral pour 2021 - 2026 ? Et puis, cette dernière interrogation de principe : sera-t-il reconduit pour diriger l'exécutif de nouveau, soit un troisième mandat ? Rien n'est acquis, semble-t-il, pour plusieurs raisons cumulatives. La première a trait à son score en septembre prochain, bien inférieur à celui de 2016 où il avait obtenu 124 sièges. La fourchette actuelle le situe à hauteur de 80-85 sièges.
E11e classe aussi le PAM au deuxième rang puis en bonne position le PI et le RNI. Autre interrogation : arrivera-t-il à former une majorité ? Avec qui ? Sur quelles bases? En cas d'échec, la présidence de l'exécutif lui échappera. Acceptera-t-il alors de n'être qu'une composante de la nouvelle majorité ? Et avec quels départements ? Rejoindra-t-il l'opposition si les consultations ne sont pas concluantes ? Tout un courant au sein de cette formation islamiste pousse davantage vers une participation, ne serait-ce que parce que pèsera l'addition d'ambitions et de stratégies individuelles : c’est le schéma qui paraît dominant aujourd'hui. Mais si tel était le cas, voilà qui accentuerait davantage la crise interne qu'il traverse avec son lot de déçus, de rivalités, d'égos, de subjectivisme et d’intérêts.
Une "normalisation", après tout, qui gèrerait le carré des tenants éventuels ou potentiels du "Front de refus" du PJD, canal historique et idéologique. Mais elle consacrerait aussi, laborieusement, une vocation gouvernementale poussant à son intégration dans le cadre institutionnel et le système.
PAR MUSTAPHA SEHIMI