Par Adnane Benchakroun
Première composante de cette dépense : les exonérations appliquées à l’importation de bovins. Depuis le 21 octobre 2022, le Maroc a suspendu le droit d’importation sur 120 000 têtes de bétail, mesure prolongée jusqu’au 31 décembre 2024. Coût estimé pour les caisses publiques : 7,3 milliards de dirhams. À cela s’ajoute la prise en charge par l’État de la TVA sur ces importations entre février 2023 et octobre 2024, soit un coût additionnel de 744 millions de dirhams. En tout, 133 importateurs ont bénéficié de ces allègements, concentrant ainsi des avantages significatifs sur une minorité d’acteurs.
Du côté des ovins, les chiffres interpellent tout autant. Entre février 2023 et octobre 2024, l’exonération du droit d’importation a coûté 3,86 milliards de dirhams, tandis que la suppression de la TVA sur cette même période représente 1,16 milliard de dirhams. Puis, sur la courte période allant du 19 octobre au 31 décembre 2024, une nouvelle vague d’exemptions a été accordée, ajoutant 15,7 millions de dirhams pour les droits d’importation et 1,6 million pour la TVA. Cette fois-ci, 144 importateurs ont été les bénéficiaires directs de ces mesures.
Mais c’est à l’occasion de l’Aïd al-Adha 2024 que l’intervention de l’État prend un tournant encore plus symbolique. Pour faire face à la flambée des prix, un soutien forfaitaire de 500 dirhams par tête a été octroyé sur l’importation de 474 312 moutons, mobilisant à elle seule 237 millions de dirhams. Si la mesure a été saluée par certains consommateurs, elle soulève néanmoins des interrogations sur sa soutenabilité à moyen terme.
Ces chiffres, extraits d’un document officiel du ministère des Finances, posent une question fondamentale : cette politique de soutien est-elle équitable, efficiente et durable ? Peut-on justifier une telle mobilisation de ressources publiques sans véritable mécanisme d’évaluation de son impact sur les prix à la consommation ou sur la structuration du marché ? Et surtout, dans un contexte où d’autres secteurs clés — éducation, santé, infrastructures rurales — réclament des financements urgents, ce choix budgétaire reflète-t-il une hiérarchie claire des priorités nationales ?
Enfin, le profil des bénéficiaires interpelle. Un nombre restreint d’importateurs concentre des avantages massifs, dans un cadre où la transparence et la régulation restent floues. Loin d’un appui généralisé au pouvoir d’achat, cette politique risque de cristalliser un sentiment d’injustice économique si elle n’est pas accompagnée de contrôles rigoureux et d’une stratégie claire de rééquilibrage du marché.
La question n’est donc pas seulement comptable. Elle est éminemment politique et sociale : à quoi devons-nous renoncer collectivement pour garantir un accès abordable à la viande ? Et jusqu’où l’État peut-il aller sans compromettre d’autres engagements essentiels ?
Quand les chiffres parlent (vraiment)
Mais parfois, la vérité résiste. Elle se glisse, brute et sans fard, dans les documents officiels. Des rapports techniques, des notes confidentielles, des tableaux budgétaires que peu lisent, mais qui disent tout. Ce sont ces chiffres-là qui comptent. Ceux qu’on ne voit pas dans les discours, mais qui témoignent, silencieusement, de la réalité des choix politiques.
Il faut saluer ici le courage de certains responsables – y compris au sein de la majorité – qui osent sonner l’alarme. Ils lisent les bonnes colonnes, posent les vraies questions, et refusent de se contenter de la façade. Car alerter, c’est déjà commencer à corriger.
D’autres, malheureusement, préfèrent encore jouer sur les mots, contourner les chiffres, évoquer des « tendances », ou des « effets conjoncturels » pour justifier l’injustifiable.
Mais la seule vérité qui vaille – la seule que personne ne peut maquiller – c’est celle que ressent le consommateur marocain, chaque jour, chez son boucher. Les prix des viandes rouges sont trop, beaucoup trop élevés. Et ce, malgré les milliards mobilisés. À un moment donné, ce ne sont plus les chiffres qui parlent, ce sont les porte-monnaie qui crient.