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Par Mustapha Sehimi
Voilà bien un travail d'historien comme le souligne dans sa préface Grigori Lazarev. Il s'attache au conflit du Sahara occidental, sur une longue période liée à la colonisation française en Algérie, à ses étapes et à ses modalités aussi, mais en la mettant en perspective par rapport "aux terres marocaines du sud et du sud-ouest".
Il y avait là, assurément, une ou plutôt des visées et des stratégies coloniales. L'auteur s'emploie, au plus près, à les démonter alors qu'elles sont volontiers pratiquement évacuées sinon occultées même. Un éclairage édifiant de l'altérité avec le Maroc, l'Empire chérifien avec ses frontières authentiques. Et historiques. C'est que la politique coloniale française avait alors un grand dessein : celui d'un grand ensemble couvrant l'Algérie française jusqu'à l'Atlantique et même aux territoires français de l'Afrique occidentale.
Tindouf, le nœud stratégique
Plusieurs chapitres articulent cette recherche. Le premier est consacré au "temps des explorateurs" à la fin du XIXème siècle - la reconnaissance de ces territoires, soutenue alors par les sociétés de géographie ainsi que des lobbies coloniaux. Une aventure qui a montré que les itinéraires du trafic caravanier avaient besoin de la protection du Sultan. Preuve de la marocanité du Sahara... Suit un autre chapitre sur la violence coloniale avec la conquête et l'annexion du Touat au motif fallacieux que c'était de "l'espace vide", des territoires sans maître (terra nullius) : une assertion rejetée par la Cour Internationale de Justice de La Haye, dans son avis consultatif du 16 octobre 1975. Le troisième chapitre étudie la poursuite de l'occupation vers l'Atlantique et partant le contrôle de la route occidentale historique vers l’Afrique.
En même temps, le souci était de réduire l'influence marocaine vers les territoires méridionaux, de cantonner les tribus du Maroc présaharien, de sécuriser cette expansion vers l'ouest et de renforcer la "pacification" du Maroc à partir du nord.
Le nœud stratégique était où ? A Tindouf ! Elle sera bien occupée par la France et annexée à l'Algérie française en 1934. Mais jusqu'en 1953, cette ville a eu un caïd nommé par le Sultan chérifien. Dans les années cinquante, les termes de référence de cette question vont évoluer. Sera ainsi mise sur pied une organisation territoriale particulière, formellement de l'Algérie et ce à l'Organisation commune des régions sahariennes (OCRS); elle sera un dispositif devant contrecarrer les revendications marocaines sur les territoires sahariens à partir de Tindouf. L'Algérie indépendante va s’engager dans cette même démarche ; ce sera une logique d'enchaînement qui va se poursuivre et qui dure depuis plus de six décennies...
Les dessous des cartes…
Dans un troisième chapitre, l'auteur s'attache à mettre en relief ce qu’il appelle "le dessous des cartes: un instrument privilégié du pouvoir colonial". C'est que la géographie permet d'identifier des itinéraires pour les expéditions militaires - "ça sert à faire la guerre" pour reprendre la formule d'Yves Lacoste. En l'espèce, ces cartes seront manipulées soit dans le sens d'une occultation des références à la marocanité, soit encore pour avancer des hypothèses de territorialité tournées vers les objectifs de la stratégie coloniale. C'est ainsi que le Sahara occidental a fait l'objet d'une dénomination à géographie variable, englobant "tout le Sahara atlantique jusqu'à aujourd'hui, l'espace étroitement délimité de l'ancien Rio de Oro".
Poussant plus loin, l'auteur déconstruit dans le détail la cartographie coloniale avec ses deux visions distinctes, pas concordantes. Les territoires tribaux échappent à la notion et aux principes occidentaux. Pourquoi ? Parce qu'il s'agit de très vastes territoires de parcours, avec des particularités - saisons, conditions climatiques, trafic caravanier, axes commerciaux, ... Et les autorités coloniales, par suite d'une délimitation de leurs compétences territoriales respectives, ont dû recourir en particulier à la technique du traçage "des lignes droites sur la carte (Mauritanie, Mali, Niger, limites du Sahara algérien).
Pour ce qui est de l'Espagne, ces "lignes droites" ont été révisées en maintes circonstances. Mais avec le Maroc, celles-ci n'ont jamais été actées ni précisées laissant encore aujourd'hui un "flou" cartographique. De telles délimitations ont conduit à des situations paradoxales : d'un côté, l'occupation des territoires par les tribus selon les parcours anciens ; de l'autre la prise en compte des découpages administratifs prévus pour ces mêmes espaces.
Des anomalies qui ont vu les populations tribales relever à chaque fois de telle ou telle administration. C'est particulièrement vrai dans les régions du Sahara occidental (Mauritanie, ex-Rio de Oro, Tarfaya, territoire de Tindouf occupé par l'Algérie). L'auteur relève à juste titre ceci : "Le paradoxe est de constater que le conflit du Sahara occidental suit aujourd'hui les lignes tracées par les cartographes militaires de la colonisation". Est ainsi ignorée la réalité historique et humaine de territoires aujourd'hui démembrés selon les anciennes circonscriptions administratives coloniales.
Après tous ces développements sur la trame historique de plus d'un siècle, liée à l'occupation coloniale française et espagnole, un autre chapitre est, lui, axé sur cette problématique centrale : celle de la légitimité historique de la relation entre le Maroc et l'Afrique - l’axe nord-sud donc - et de la présence des liens humains et politiques qui en est l'expression. Il démontre que la validité historique d'un axe est-ouest - revendiqué par l'Algérie et le mouvement séparatiste - n’a aucune validité ; plus encore, qu'il s'agit là d'une revendication de "caractère colonial".
C'est que la présence du Maroc, le long de cet axe nord-sud, est multiséculaire, millénaire même. Est-ouest est une orientation qui procède d'une politique coloniale ; elle était dictée par une vision d'un même territoire, de l'Algérie jusqu'à l'Atlantique et aux territoires de l'Afrique coloniale ; elle n'avait pas d'autre préoccupation que de cantonner le Maroc dans une limite sud et de le couper ainsi de la territorialité historique, culturelle et spirituelle. La marocanité de l'historique axe nord-sud est illustrée, de surcroît - et si besoin était - par l'histoire même de la résistance marocaine contre l'occupation coloniale. Une lutte illustrée par de nombreux épisodes dans la première moitié du siècle dernier et même jusqu’en février 1958 avec l'opération franco-espagnole "Ecouvillon" pour réprimer l'armée de libération marocaine dans le Sahara occidental.
Instrumentalisation du religieux
Dans son dernier chapitre, Jillali El Adnani étudie les conditions dans lesquelles le fait religieux a fait l'objet d'une instrumentalisation. Celle-ci a été laborieuse ; elle n'a pas porté les fruits escomptés. Une grande place est accordée à la confrérie tijaniya. L'Algérie s'est échinée à tenter de contrer la dimension de la tijaniya marocaine et de supplanter sa dominance spirituelle. Bouteflika avait même déclaré qu'il avait une ascendance maraboutique sans préciser laquelle... L'auteur détaille tout cela dans une perspective historique couvrant plus d'un siècle (1848-1975). Une approche renouvelée, basée sur des sources historiques édifiantes. La décolonisation du Sahara occidental a ses fondements dans une vaste expansion coloniale, ambigüe pour ce qui est de l'identification des "confins", partagée aussi entre les tenants de l'axe nord-sud et ceux de l'axe est-ouest. Ce dernier axe a été adopté par l'Algérie, prolongeant ainsi une question territoriale sur une base conflictuelle avec le Maroc.
Un autre regard doit être sollicité pour transcender le seul territoire du Sahara occidental sous occupation espagnole et l'élargir à l'ensemble du processus de décolonisation. Il ne doit pas nier ses références sahariennes précoloniales avec de larges territoires colonisés par la France, hérités en 1962 par l'Algérie. Une histoire marocaine revisitée qui va au-delà des approches politiques et juridiques en s'attachant aux origines profondes du conflit et à leurs conséquences. Comment les démarches de la colonisation, celles de la "décolonisation", celles suivies par l'Algérie coloniale puis nationale ont conduit au conflit actuel : un livre d'historien. Un ouvrage "militant" pour la bonne cause : la seule qui soit consacrée par les droits légitimes et les titres historiques.
Publications de la faculté des Lettres et des Sciences humaines de Rabat. Série : Essais et Etudes, N°15, 2022, 419p.
Il y avait là, assurément, une ou plutôt des visées et des stratégies coloniales. L'auteur s'emploie, au plus près, à les démonter alors qu'elles sont volontiers pratiquement évacuées sinon occultées même. Un éclairage édifiant de l'altérité avec le Maroc, l'Empire chérifien avec ses frontières authentiques. Et historiques. C'est que la politique coloniale française avait alors un grand dessein : celui d'un grand ensemble couvrant l'Algérie française jusqu'à l'Atlantique et même aux territoires français de l'Afrique occidentale.
Tindouf, le nœud stratégique
Plusieurs chapitres articulent cette recherche. Le premier est consacré au "temps des explorateurs" à la fin du XIXème siècle - la reconnaissance de ces territoires, soutenue alors par les sociétés de géographie ainsi que des lobbies coloniaux. Une aventure qui a montré que les itinéraires du trafic caravanier avaient besoin de la protection du Sultan. Preuve de la marocanité du Sahara... Suit un autre chapitre sur la violence coloniale avec la conquête et l'annexion du Touat au motif fallacieux que c'était de "l'espace vide", des territoires sans maître (terra nullius) : une assertion rejetée par la Cour Internationale de Justice de La Haye, dans son avis consultatif du 16 octobre 1975. Le troisième chapitre étudie la poursuite de l'occupation vers l'Atlantique et partant le contrôle de la route occidentale historique vers l’Afrique.
En même temps, le souci était de réduire l'influence marocaine vers les territoires méridionaux, de cantonner les tribus du Maroc présaharien, de sécuriser cette expansion vers l'ouest et de renforcer la "pacification" du Maroc à partir du nord.
Le nœud stratégique était où ? A Tindouf ! Elle sera bien occupée par la France et annexée à l'Algérie française en 1934. Mais jusqu'en 1953, cette ville a eu un caïd nommé par le Sultan chérifien. Dans les années cinquante, les termes de référence de cette question vont évoluer. Sera ainsi mise sur pied une organisation territoriale particulière, formellement de l'Algérie et ce à l'Organisation commune des régions sahariennes (OCRS); elle sera un dispositif devant contrecarrer les revendications marocaines sur les territoires sahariens à partir de Tindouf. L'Algérie indépendante va s’engager dans cette même démarche ; ce sera une logique d'enchaînement qui va se poursuivre et qui dure depuis plus de six décennies...
Les dessous des cartes…
Dans un troisième chapitre, l'auteur s'attache à mettre en relief ce qu’il appelle "le dessous des cartes: un instrument privilégié du pouvoir colonial". C'est que la géographie permet d'identifier des itinéraires pour les expéditions militaires - "ça sert à faire la guerre" pour reprendre la formule d'Yves Lacoste. En l'espèce, ces cartes seront manipulées soit dans le sens d'une occultation des références à la marocanité, soit encore pour avancer des hypothèses de territorialité tournées vers les objectifs de la stratégie coloniale. C'est ainsi que le Sahara occidental a fait l'objet d'une dénomination à géographie variable, englobant "tout le Sahara atlantique jusqu'à aujourd'hui, l'espace étroitement délimité de l'ancien Rio de Oro".
Poussant plus loin, l'auteur déconstruit dans le détail la cartographie coloniale avec ses deux visions distinctes, pas concordantes. Les territoires tribaux échappent à la notion et aux principes occidentaux. Pourquoi ? Parce qu'il s'agit de très vastes territoires de parcours, avec des particularités - saisons, conditions climatiques, trafic caravanier, axes commerciaux, ... Et les autorités coloniales, par suite d'une délimitation de leurs compétences territoriales respectives, ont dû recourir en particulier à la technique du traçage "des lignes droites sur la carte (Mauritanie, Mali, Niger, limites du Sahara algérien).
Pour ce qui est de l'Espagne, ces "lignes droites" ont été révisées en maintes circonstances. Mais avec le Maroc, celles-ci n'ont jamais été actées ni précisées laissant encore aujourd'hui un "flou" cartographique. De telles délimitations ont conduit à des situations paradoxales : d'un côté, l'occupation des territoires par les tribus selon les parcours anciens ; de l'autre la prise en compte des découpages administratifs prévus pour ces mêmes espaces.
Des anomalies qui ont vu les populations tribales relever à chaque fois de telle ou telle administration. C'est particulièrement vrai dans les régions du Sahara occidental (Mauritanie, ex-Rio de Oro, Tarfaya, territoire de Tindouf occupé par l'Algérie). L'auteur relève à juste titre ceci : "Le paradoxe est de constater que le conflit du Sahara occidental suit aujourd'hui les lignes tracées par les cartographes militaires de la colonisation". Est ainsi ignorée la réalité historique et humaine de territoires aujourd'hui démembrés selon les anciennes circonscriptions administratives coloniales.
Après tous ces développements sur la trame historique de plus d'un siècle, liée à l'occupation coloniale française et espagnole, un autre chapitre est, lui, axé sur cette problématique centrale : celle de la légitimité historique de la relation entre le Maroc et l'Afrique - l’axe nord-sud donc - et de la présence des liens humains et politiques qui en est l'expression. Il démontre que la validité historique d'un axe est-ouest - revendiqué par l'Algérie et le mouvement séparatiste - n’a aucune validité ; plus encore, qu'il s'agit là d'une revendication de "caractère colonial".
C'est que la présence du Maroc, le long de cet axe nord-sud, est multiséculaire, millénaire même. Est-ouest est une orientation qui procède d'une politique coloniale ; elle était dictée par une vision d'un même territoire, de l'Algérie jusqu'à l'Atlantique et aux territoires de l'Afrique coloniale ; elle n'avait pas d'autre préoccupation que de cantonner le Maroc dans une limite sud et de le couper ainsi de la territorialité historique, culturelle et spirituelle. La marocanité de l'historique axe nord-sud est illustrée, de surcroît - et si besoin était - par l'histoire même de la résistance marocaine contre l'occupation coloniale. Une lutte illustrée par de nombreux épisodes dans la première moitié du siècle dernier et même jusqu’en février 1958 avec l'opération franco-espagnole "Ecouvillon" pour réprimer l'armée de libération marocaine dans le Sahara occidental.
Instrumentalisation du religieux
Dans son dernier chapitre, Jillali El Adnani étudie les conditions dans lesquelles le fait religieux a fait l'objet d'une instrumentalisation. Celle-ci a été laborieuse ; elle n'a pas porté les fruits escomptés. Une grande place est accordée à la confrérie tijaniya. L'Algérie s'est échinée à tenter de contrer la dimension de la tijaniya marocaine et de supplanter sa dominance spirituelle. Bouteflika avait même déclaré qu'il avait une ascendance maraboutique sans préciser laquelle... L'auteur détaille tout cela dans une perspective historique couvrant plus d'un siècle (1848-1975). Une approche renouvelée, basée sur des sources historiques édifiantes. La décolonisation du Sahara occidental a ses fondements dans une vaste expansion coloniale, ambigüe pour ce qui est de l'identification des "confins", partagée aussi entre les tenants de l'axe nord-sud et ceux de l'axe est-ouest. Ce dernier axe a été adopté par l'Algérie, prolongeant ainsi une question territoriale sur une base conflictuelle avec le Maroc.
Un autre regard doit être sollicité pour transcender le seul territoire du Sahara occidental sous occupation espagnole et l'élargir à l'ensemble du processus de décolonisation. Il ne doit pas nier ses références sahariennes précoloniales avec de larges territoires colonisés par la France, hérités en 1962 par l'Algérie. Une histoire marocaine revisitée qui va au-delà des approches politiques et juridiques en s'attachant aux origines profondes du conflit et à leurs conséquences. Comment les démarches de la colonisation, celles de la "décolonisation", celles suivies par l'Algérie coloniale puis nationale ont conduit au conflit actuel : un livre d'historien. Un ouvrage "militant" pour la bonne cause : la seule qui soit consacrée par les droits légitimes et les titres historiques.
Publications de la faculté des Lettres et des Sciences humaines de Rabat. Série : Essais et Etudes, N°15, 2022, 419p.
Rédigé par Mustapha Sehimi sur Quid