A lire ou à écouter en podcast :
Par Adnan Debbarh
Il faut rompre avec l’idée selon laquelle le Maroc aurait été en contact avec la civilisation grâce à l’arrivée des Phéniciens. Comme si ce territoire millénaire était resté figé, sans histoire, jusqu’à ce que des navigateurs étrangers viennent l’inscrire dans le grand livre des civilisations. Comme si ce territoire millénaire attendait passivement que l’Histoire vienne frapper à sa porte. Cette représentation, souvent véhiculée dans les manuels scolaires et les discours officiels, est aujourd’hui démentie par les sciences archéologiques, anthropologiques et paléontologiques. Elle l’est aussi, plus profondément, par la mémoire souterraine d’un peuple qui n’a jamais cessé d’exister, de créer, de transmettre.
Lire aussi : Partenariat euro-marocain : sortir de l'asymétrie, construire une vision industrielle partagée – Par Adnan Debbarh
Les découvertes du mont Irhoud, à proximité de Youssoufia, ont révélé des ossements d’Homo sapiens datant de 320 000 ans — les plus anciens jamais trouvés. Le Maroc devient ainsi un foyer originel de l’humanité, au même titre que l’Afrique de l’Est, redessinant les contours de l’histoire humaine. Non plus périphérique, mais fondateur.
À Oued Beht, non loin de Rabat, des traces d’une société agricole complexe datant de la fin du Néolithique révèlent une organisation sédentaire et structurée, marquant une transition cruciale dans l’histoire humaine. À Kach Kouch, près de Tétouan, l’occupation du site est attestée dès 2200 av. J.-C., bien avant toute présence phénicienne, avec un habitat organisé et des échanges avec les cultures voisines. Dans l’Atlas, les fossiles de dinosaures et les vestiges paléontologiques inscrivent notre sol dans la mémoire naturelle du monde.
Ces faits sont désormais établis. Ils ne relèvent pas d’une reconstruction militante, mais d’un savoir scientifique rigoureux. Et ils appellent une conséquence claire : le Maroc est un pays qui a commencé avec l’humanité. Il n’est pas un territoire qui attendait d’être civilisé. Il est l’un des lieux où l’humanité s’est d’abord pensée, façonnée, installée.
Ce constat nous invite à interroger le récit national tel qu’il a été construit. Trop souvent, il a reposé sur une vision découpée, segmentée, où les périodes préislamiques sont reléguées aux marges, comme si elles appartenaient à un autre monde. Or, ce passé n’est pas un simple socle archéologique. Il est une trame vivante, une matrice identitaire, une source de continuité.
Il faut, à ce titre, retrouver une vérité historique trop souvent diluée : le Maroc n’est pas, à l’origine, un peuple à culture sémite. Il s’est formé sur une base amazighe ancienne, profondément enracinée dans ce territoire. Par la suite, le brassage avec les civilisations sémitiques — notamment l’islam et la langue arabe — a enrichi son âme, sans en effacer la matrice.
Reconnaître cette antériorité historique n’est pas nier l’apport arabe, ni remettre en cause les identités vécues aujourd’hui par une large part des Marocains. C’est au contraire reconnaître que notre singularité vient de cette capacité à accueillir, à métisser, à forger une unité à partir de la diversité.
Ce retour aux origines n’a de sens que s’il est tourné vers un projet d’avenir. Il ne s’agit pas de sacraliser le passé, ni de se réfugier dans une quelconque pureté. Il s’agit de reconstruire une souveraineté culturelle qui s’appuie sur la connaissance de soi. Une souveraineté enracinée, non exclusive, mais autonome. Une souveraineté apaisée, enracinée, capable de se projeter.
Cette reconstruction passe par une revalorisation de la diversité comme fondement de l’unité. Dans ce Maroc pluriel, la diversité linguistique, culturelle, régionale, n’est pas un problème à résoudre, mais une richesse à organiser. L’unité nationale ne se fait pas dans l’uniformisation, mais dans la reconnaissance mutuelle. Ce n’est qu’en reconnaissant pleinement les différentes composantes historiques du pays que nous pourrons bâtir un vivre-ensemble solide, légitime et durable.
Il faut, de ce point de vue, réécrire nos manuels scolaires. Ce n’est pas un geste symbolique. C’est une urgence stratégique. Tant que nos enfants continueront d’apprendre que leur histoire commence avec l’autre, ils resteront enfermés dans une dépendance symbolique. Nous avons besoin d’une pédagogie historique qui restitue au Maroc sa profondeur, sa complexité, son originalité. Une pédagogie qui enseigne que ce pays a contribué, depuis les origines, à l’histoire humaine, et qu’il n’a jamais cessé d’être acteur de son destin.
Ce travail de réappropriation doit aussi nourrir notre rapport à la modernité. Le Maroc peut, et doit, devenir un État moderne, juste et efficace, mais cette modernité ne doit pas être une copie. Elle doit être fidèle à notre mémoire collective, à notre géographie humaine, à notre culture politique. Il ne s’agit pas de réactiver une tradition figée, mais de faire émerger une modernité fidèle à soi-même.
Nous n’avons pas besoin de nationalisme. Mais nous avons besoin d’un patriotisme lucide, enraciné, assumé. D’un souverainisme culturel qui permette au Maroc d’être maître de sa narration, de son développement, de son avenir. À l’heure où les grandes puissances réaffirment leurs identités, où les récits se fragmentent, nous devons proposer un récit marocain profond, ouvert, structuré, qui relie le passé au présent, et donne au futur une colonne vertébrale.
Oui, le Maroc ne commence pas avec les Phéniciens.
Il commence avec l’humanité.
À nous d’en faire une force.