Par Aziz Boucetta
L’été est traditionnellement la saison des discours royaux, quatre au total, le discours du Trône, celui de la Révolution du roi et du peuple, puis l’ouverture du parlement et, enfin, la Marche verte. Dans ces discours, le roi donne l’orientation à prendre pour l’année qui suit. Mais dans le discours du Trône de cette année, le souverain s’est écarté de la tradition voulant que ce discours soit consacré à l’état de la nation.
Et de fait, dans cette dernière adresse, le chef de l’Etat a évoqué trois sujets, de longueur inégale : la situation sanitaire au Maroc face à la pandémie de la Covid-19 (24% du discours), le nouveau modèle de développement (13%), et les relations avec l’Algérie (44%). C’est sans doute la première fois que dans un discours du Trône, le roi Mohammed VI consacre autant de temps à une question de politique étrangère, quoiqu’à travers ses mots, on peut considérer que les relations avec l’Algérie soient en définitive une question nationale, interne.
Sur la partie sanitaire, les propos du roi dégagent une assurance et une confiance indéniables, une empathie et un optimisme incontestables. On retient que le Maroc a su faire face à la crise, ce qui est vrai, tout aussi vrai que nous ne sommes pas encore sortis de la pandémie, et que nous avons déployé une politique sanitaire, puis vaccinale, qui procureront au Maroc les moyens de se prémunir.
Pour le modèle de développement, le roi en fait un résumé, puis insiste sur sa mise en œuvre par les gouvernements à venir. Il affirme en outre que « le Pacte national pour le développement » formera « le socle d’un pacte économique et social » et sera placé au niveau d’une « nouvelle révolution du roi et du peuple ».
Pour sa part, l’Algérie a droit à la moitié du discours. Le roi Mohammed VI s’adresse au peuple algérien et insiste de nouveau sur la communion entre Marocains et Algériens, appelant une fois encore à l’ouverture des frontières, nécessaire tant d’un point de vue naturel et « fraternel » que juridique, diplomatique et sécuritaire. Le roi relève que ni lui-même ni l’actuel président algérien, ou son prédécesseur, ne sont à l’origine de la fermeture de la frontière terrestre, mais qu’ils seront comptables et responsables du maintien de cette fermeture.
Puis, cette phrase… « Nous ne voulons ni faire des reproches, ni donner des leçons à quiconque. Nous nous percevons plutôt comme des frères qu’un corps intrus a divisés, alors qu’il n’a aucune place parmi nous ». En parlant de « corps intrus », à quoi, à qui pensait le Roi ? Sitôt le discours terminé, le débat commença sur cet « intrus ». Trois grandes idées se dégagent, sans qu’aucune ne soit vraiment décisive pour trancher…
1/ Le Polisario. Il est certes un « corps intrus », ô combien même, et le terme « corps » renvoie plutôt à la milice de Tindouf qui s’est insinuée entre les deux pays, désignés comme frères, voire jumeaux. Mais pourquoi, en dépit de « ne vouloir faire de reproches ni donner de leçons à quiconque », dire cela à l’Algérie, sauf à s’adresser au peuple algérien ?... et dans ce cas, il y a bien reproche au gouvernement d’Alger de soutenir, abriter, financer et armer ce « corps intrus ». Employer le mot « corps » exclut de fait toute autre entité, étatique ou supra-étatique, comme l’Union européenne.
Or, un « intrus », pour l’être, doit répondre aux deux conditions d’avoir une existence propre et indépendante, ce qui n’est pas le cas du Polisario, activement soutenu par l’Algérie, laquelle est elle-même implicitement appuyée par la France, avec l'Espagne en embuscade et toujours à l'affût d'un mauvais coup pour le Maroc...
On peut donc penser de prime abord au Polisario, mais le doute peut toujours planer car le roi aurait pu, tout simplement, le citer nommément et explicitement, puisqu’il s’adresse aux Algériens et non à leurs gouvernants (sauf à la fin, quand il appelle le président algérien à œuvrer à réparer ce qui est cassé, juste avant de rendre hommage à l’armée…).
2/ La France. Ancienne puissance coloniale de la région, elle affiche clairement son soutien à la proposition marocaine mais soutient tacitement la survie d’un régime algérien aux abois. Cherchant une certaine politique d’équilibre des pouvoirs au Maghreb, sa politique est porteuse d’un statu quo non avoué entre Rabat et Alger, tant pour des considérations de politique intérieure que de géopolitique.
On constate néanmoins que depuis quelques années, et vu le déploiement économique et politique du Maroc sur le continent, le soutien français apparaît plus timoré et la présidence Macron met plus de distance à l’égard du Maroc. Et cette semaine, les attaques ciblées, convergentes et massives contre le Maroc souligne cette orientation de rééquilibrage des forces dans la région, avec cette insistance française sur les 6.000 téléphones algériens que le Maroc « espionnerait » ; on voudrait attiser le feu entre les deux grandes capitales du Maghreb qu’on ne s’y prendrait pas autrement... On peut donc considérer que le « corps intrus » désigne la France, à travers ses différents organes et services… et le roi Mohammed VI, sans la citer nommément, fait allusion à la France quand il s’adresse à Abdelmajid Tebboune et évoque « les années de lutte commune », qui renvoient aux luttes pour l’indépendance.
3/ L’Espagne. Le vieil antagonisme entre Madrid et Rabat refait surface, d’une manière plus « virile », depuis le 10 décembre, jour de la reconnaissance américaine de la marocanité du Sahara, une marocanité que l’Espagne a toujours farouchement combattue. L’actualité récente, plutôt brutale, et le récent rapprochement entre l’Algérie des militaires et l’Espagne de Pedro Sanchez, pourraient conduire à penser que le « corps intrus » serait l’Espagne, qu’une longue liste de contentieux oppose au Maroc (pêche, zone maritime, Sebta et Melilla, migrations…) et avec laquelle le Maroc est au bord de la rupture des relations diplomatiques. La rapprochement hispano-algérien rappelle celui de 1963, quand Madrid avait commencé à « piéger » la jeune diplomatie marocaine dans l’affaire du Sahara.
La question du « corps intrus » restant ouverte, pourquoi le roi Mohammed VI a-t-il donc consacré une aussi longue partie de son discours à l’apaisement avec Alger ? Il est possible qu’au vu de la bascule géopolitique que connaît le continent africain et la région Sahel, avec le départ accéléré de la France et l’arrivée de l’axe Washington-Londres-Tel Aviv, en étroite coopération avec Rabat, une logique différente s’installe. Cette semaine, le Secrétaire d’Etat adjoint américain Joey Hoob était à Alger puis à Rabat, quelques semaines après la fin des manœuvres African Lion à 100 km de Tindouf et quelques mois après les manœuvres aéronavales Lightning Handshake au large des Canaries… Une médiation a possiblement été menée par le diplomate, expliquant alors l’adresse royale à l’Algérie, en réalité assez étrange dans le cadre de cette actualité très tourmentée entre Rabat et Alger (mention de l’autonomie kabyle, par écrit et à haut niveau diplomatique marocain, et affaire Pegasus).
Au final on peut considérer que de ce discours royal se dégage une force et une puissance montrant l’assurance croissante du Maroc et sa confiance multipliée en lui-même, en ses capacités et en sa conviction qu’un Maghreb uni reste possible et serait plus fort.
Il reste cette phrase énigmatique du « corps intrus » que chacun, ici, au Maghreb et ailleurs, lira comme il le voudra et interprétera à sa façon…
Rédigé par Aziz Boucetta https://panorapost.com