Plaidoyer pour une nouvelle ruralité au Maroc


Le monde rural occupe une place importante dans notre pays, tant au niveau de son économie que de son organisation territoriale. Il couvre plus de 90% de la surface du territoire national et rassemble 1282 communes (presque 84% des communes du pays). Près de 800 d’entre elles ont connu selon le RGPG 2024 une baisse de leur population depuis 2014. Les territoires ruraux accueillent 13,7 millions d’habitants, soit 37,2% de la population marocaine. Cependant, leur taux d’accroissement démographique n’a été que de 3,8% entre 2014 et 2024, soit le tiers de celui enregistré en milieu urbain. Ces évolutions traduisent le désarroi de nos campagnes.



Par Ikbal Sayeh

Au Maroc, la question rurale est inséparable de celle de l’agriculture. La part de l’agriculture dans l’emploi du monde rural, bien qu’en repli, se situe à 64% en 2023, ce qui montre que l’économie du monde rural est quasiment agricole. Or l’agriculture va plutôt mal du fait de sécheresses récurrentes, ce qui se traduit par stagnation de sa valeur ajoutée. Dans ces conditions, les défis du monde rural s’énoncent encore en termes de développement humain : les indices de pauvreté monétaire et multidimensionnelle y sont respectivement 3 et 4 plus élevés qu’en milieu urbain, la vulnérabilité y est deux fois plus importante, la mobilité sociale quasiment en panne et le capital humain un vrai gâchis.

Les jeunes ruraux sont confrontés à un chômage élevé et font face à un contexte de précarité, ce qui contribue à alimenter leur émigration vers les villes (qui se ruralisent) ou les zones irriguées (qui connaissent alors un processus d’urbanisation intensif et irréfléchi). Il s’agit d’une évolution importante relevée à l’occasion du RGPH 2024 et qui devra être sérieusement analysée par les géographes et les ruralistes en raison de ses conséquences sociales et économiques potentielles. Inquiétante aussi, la fracture numérique pénalise le monde rural pour son intégration dans l’économie informationnelle.
 

En somme, ces quelques données suggèrent la nécessité d’une ambition politique structurée et déterminée pour affirmer la modernité de la ruralité, et qu’elle devienne le laboratoire d’un avenir collectif équilibré, durable et de progrès. Dans ces conditions et dès lors que l’on en saisit et que l’on valorise ses atouts, le monde rural pourra être un allié et une certitude de réussite pour notre futur collectif.
 

Une ruralité revitalisée au cœur de tout progrès salvateur

Au croisement du rapport de l’homme à la nature, la ruralité offre un carrefour de progrès salvateur qui doit devenir l’une des grandes causes stratégiques de notre pays, au même titre que la généralisation de la protection sociale, le renforcement de notre tissu productif et entrepreneurial, ou l’amélioration de notre système d’éducation et de formation.
 

Une ruralité redynamisée constituerait alors une alternative humaine, durable et naturelle à la construction de sociétés urbaines de plus en plus dominantes, générant des pressions fortes sur l’environnement et le bien-être des populations.
 

Eriger au rang de priorité stratégique, cette ruralité redynamisée doit d’abord se libérer du modèle agro-exportateur, seulement centré sur quelques espèces consommées et valorisées ailleurs, et fortement consommateur d’une eau devenue précieuse. Ce modèle prouve aujourd’hui ses conséquences dévastatrices sur l’environnement, la sécurité alimentaire et l’équilibre sociétal. En fait, il s’agit d’inventer une véritable économie rurale, avec l’agriculture comme noyau central. L’agriculture sera alors repensée dans une stratégie de qualité, de diversification et de proximité des marchés. Elle s’appuiera sur des systèmes agroécologiques diversifiés, capables de relever simultanément des défis économiques, environnementaux, sociaux et de santé. Elle sera aussi caractérisée par une forte solidarité entre producteurs et consommateurs à travers des circuits courts, recréant du lien ainsi qu’une responsabilité collective.

Cette agriculture doit être surtout valorisée et protégée dans des identités fortes et affirmées, notamment par les collectivités locales encore timides en la matière. Les produits de la transformation agroalimentaire et le patrimoine alimentaire seront alors ce que cette nouvelle ruralité proposera au reste du monde, tant en termes de création de valeur économique, qu’en termes de séduction et d’attractivité. Ils sont porteurs de revenus et d’emplois, mais aussi de saveur et d’identité. Ils donnent envie de découvrir les territoires, de les visiter et pourquoi pas, de s’y installer.
 

A cet égard, le tourisme est une autre ressource, créatrice de valeurs, de cette nouvelle ruralité. C’est un gisement important de croissance, qu’il faut anticiper et accompagner dans une dynamique nationale. Les touristes viennent y chercher ce qu’ils ne trouvent pas ou plus ailleurs. Dans la foulée, c’est un véritable pont pour la concrétisation de nouveaux investissements et emplois. Il s’agit alors d’inventer de véritables pôles de compétitivité ruraux autour des modernisations intégrées de l’agriculture et du tourisme.
 

Mais au-delà, la redynamisation de la ruralité doit s’appuyer sur une diversification ambitieuse des secteurs d’activité, accompagnée par la mise en place de programmes actifs de soutien à l’emploi, notamment l’emploi vert qui concerne l’écotourisme, la foresterie et bien évidemment l’énergie. A ce propos, les campagnes marocaines peuvent tirer profit du déploiement du nouveau mix énergétique visant à conquérir progressivement l’autonomie locale. C’est un immense chantier stratégique et industriel qui s’ouvre et qui va créer, selon le rapport du CESE sur le sujet, des dizaines de milliers d’emplois. C’est aussi un formidable gisement de valeur et de compétitivité qui doit faire baisser le coût de l’énergie et d’assurer la sécurisation énergétique.
 

La haute technologie permettra aussi, à terme, de valoriser les activités des populations rurales. Doter le monde rural d’infrastructures de communication numérique de haut niveau est un enjeu de taille pour assurer la continuité territoriale digitale. Le développement de l’internet à très haut débit pourra y générer de nouveaux destins économiques, contribuant in fine à l’atteinte des objectifs de la stratégie Génération Green. A ce titre, les plateformes de démonstration réalisées par l’écosystème scientifique national (INRA, IAV Hassan II, ENA et UM6P) peuvent jouer un rôle fondamental en matière de vulgarisation et de démonstration des recommandations scientifiques et d’innovations agricoles.
 

L’agriculture : un champ d’innovations

On l’a compris : la transition vers une agriculture durable et responsable ne relève plus du choix. Le secteur de l’agriculture figure en première ligne pour affronter les effets du changement climatique, tant pour sa vulnérabilité que pour son rôle stratégique dans la résilience globale.
 

De tout temps, les pratiques agricoles ont représenté un moteur important de l’innovation technologique. L’idée selon laquelle la crise de l’eau qui sévit dans notre pays risque d’y rendre l’agriculture impossible est heureusement fausse ! Des cultures résistantes à la sécheresse et l’adoption de pratiques agroécologiques sont déjà disponibles. Elles devront être déployées à grande échelle. Ces approches constituent des priorités stratégiques pour garantir la sécurité alimentaire du pays qui ne peut se permettre de rater ces évolutions majeures. Tous les moyens réglementaires de l’Etat, notamment les soutiens financiers et des dispositifs fonciers, doivent être alors repensés pour accélérer l’adaptation de notre agriculture et la rendre plus attractive, surtout pour les jeunes qui souhaitent développer un projet agricole plus vertueux et plus durable.
 

En particulier, l’enseignement supérieur agricole doit aussi s’inscrire au cœur de cette stratégie d’innovation, en mobilisant les meilleurs experts de la recherche, du développement et de l’innovation, notamment dans le cadre d’une coopération internationale ambitieuse. Il sera question de former de nouvelles générations de scientifiques et d’agronomes qui disposeront alors des connaissances les plus abouties et de compétences avérées relatives aux transitions agroécologique et climatique, dans l’objectif de favoriser la réussite des indispensables reconceptions de nos systèmes agricoles. Ces futurs professionnels du secteur agricole, dont le nombre devrait être revu à la hausse, seront chargés de développer les meilleures pratiques adaptées à chaque contexte agroécologique, contribuant ainsi à une agriculture plus durable et productive.

 


Le choc de l’industrialisation pour bâtir un futur durable à la ruralité

Au-delà, bâtir un avenir durable pour notre monde rural ne peut être envisagé sans un choc d’industrialisation. Il s’agit d’y créer massivement des emplois industriels. A titre de comparaison, près de 30% de l’emploi industriel en France se situe en milieu rural, contre seulement 23,8% au Maroc au niveau national (le chiffe est bien moindre en milieu rural et inclut le secteur du bâtiment), et le secteur agro-alimentaire en est le principal pourvoyeur. A ce titre, des pays émergents comme la Chine, le Brésil ou l’Inde, ont pu réaliser le potentiel de leurs zones rurales grâce à l’agro-industrialisation, créant ainsi davantage d’opportunités d’emplois pour les jeunes pour les encourager à rester dans leurs villages, sans avoir à les quitter en quête d’alternatives désespérées et parfois risquées. En la matière, il y a lieu de souligner le potentiel du secteur agro-industriel marocain qui est encore insuffisamment exploité si l’on se réfère au rapport encore très faible entre la valeur ajoutée du secteur agro-industriel et celle du secteur agricole.
 

L’école a un rôle essentiel à jouer pour relever ce défi de l’industrialisation qui est le seul garant de la cohésion de nos territoires.
 

La transition agricole : l’enjeu de l’éducation et de la formation

L’éducation en milieu rural a connu une nette amélioration au fil du temps. L’enseignement primaire y est quasi-généralisé et l’enseignement secondaire collégial et qualifiant touche respectivement près de 93% et 54% des élèves environ, sachant qu’une grande partie des élèves vivant en milieu rural poursuivent en fait leurs études en milieu urbain grâce aux programmes d’appui social à la scolarisation dont ils bénéficient. L’INDH a donné quant à elle une forte impulsion à l’enseignement préscolaire, ce qui à terme, devra contribuer à améliorer la rétention scolaire.
 

Mais l’enjeu décisif est bien entendu de renforcer la qualité de l’enseignement dispensé aux élèves, afin de rendre chacun d’entre eux acteur de son parcours et de sa vie et de lui offrir des pistes d’émancipation et d’ouverture aux autres et aux différences. Il s’agit alors de relever le niveau des élèves, particulièrement dans les matières scientifiques. Malheureusement, ce dernier ne cesse de se dégrader comme le font ressortir les résultats de l’enquête TIMSS. Or un enseignement de qualité constitue une promesse d’accomplissement et d’élévation des aspirations pour les jeunes ruraux pauvres.
 

On peut déplorer que les niveaux d’éducation, de formation et de soft skills des jeunes ruraux soient majoritairement faibles et qu’ils aient une moindre propension à poursuivre leurs études supérieures comparativement à leurs homologues urbains. Comment espérer alors qu’ils puissent se projeter valablement dans des métiers à forte qualification, comme ceux de la science, de l’ingénierie et de l’entreprenariat qui sont quasiment absents de leurs territoires ? Non seulement ils ne peuvent les connaître, mais pour ceux qui ont la chance d’emprunter cette voie, cela signifie presque toujours de quitter ces territoires ruraux, sans même envisager de s’y installer. Cette situation rend difficile l’émergence d’une classe moyenne agricole, constituée majoritairement de jeunes entrepreneurs tentés par une nouvelle expérience rurale.
 

Pour éviter autant de talents perdus, l’éducation a un rôle clef à jouer: d’abord à travers le relèvement du niveau des compétences scientifiques des élèves, ce qui passe par le recours à des méthodes d’enseignement éprouvées, à l’instar du modèle pédagogique des « écoles pionnières » en cours d’extension dans notre pays, puis par la sécurisation et la valorisation du métier d’enseignant, malheureusement frappé par des conditions d’exercice très difficiles en milieu rural, qui empêche l’émergence de nouvelles vocations.
 

D’autre part, et alors qu’elle connaît un engouement sans précédent au Maroc, la formation professionnelle ne bénéficie pas véritablement aux jeunes ruraux malgré tous les efforts fournis. Il en est de même du baccalauréat professionnel qui reste encore peu valorisé au sein du système éducatif national. Or ces deux dispositifs peuvent créer une dynamique de réussite et permettre aux jeunes ruraux qui le souhaitent de s’orienter en voie professionnelle à partir du secondaire collégial dans le but d’améliorer leur employabilité et de faciliter leur transition vers la vie active, au lieu de rester en situation d’échec.
 

Former à la fois des ouvriers, des artisans, des ingénieurs et des entrepreneurs, voilà quel rôle éminent l’école peut jouer dans le développement d’un monde rural ouvert à tous, nourri de tous les talents et pas que des siens ! La quête de l’excellence dans l’adaptation de notre modèle d’agriculture peut largement rassembler, au-delà du monde rural, autour des valeurs fortes caractéristiques de ce que l’on appelle « le bons sens paysan », celles de l’effort, du travail et de la persévérance, redonnant au passage à nos jeunes ruraux de la fierté et de l’ancrage local.
 

La culture et la sécurité au centre de la nouvelle conquête rurale

Au cœur de la nouvelle ruralité, il y a l’importance du culturel. Le culturel n’est pas seulement destiné au monde urbain. L’accès démultiplié à une expression culturelle de qualité est un enjeu éducationnel et social fort. C’est aussi un élément essentiel pour favoriser la participation des habitants, notamment des jeunes, et développer l’attractivité des territoires ruraux, posant ainsi les fondements d’un développement économique et social durable. Il reste du chemin à parcourir ! Le culturel appelle à plus d’efforts et d’investissements. A titre de comparaison, en France, plus de la moitié des lieux culturels soutenus et/ou labellisés par le ministère de la Culture sont situés en zone rurale. Il en est de même pour plus des deux-tiers du total des équipements de lecture publique et du tiers des musées.
 

La sécurité des personnes et des biens est enfin une carte maîtresse de cette nouvelle ruralité. Aujourd’hui encore, l’insécurité amplifie le risque d’abandon scolaire des jeunes filles en milieu rural. Il s’agit de l’une des formes de discrimination les plus injustes. Il est clair que dans ce contexte, des établissements tels que les Maisons de l’Etudiante ou Dar attaliba s’avèrent d’une grande pertinence, en offrant à ces jeunes filles de réelles opportunités de réussite scolaire, et faisant d’elle de vrais moteurs de changements socio-culturels.
 

La nécessité d’une nouvelle organisation de l’action publique

Dans le rural, Il faut aussi se projeter dans des formes nouvelles d’organisation de l’action publique. Il y a besoin d’un Etat central et national, mais il s’agit aussi de renforcer les relations entre les différentes collectivités décentralisées lorsque les périmètres institutionnels ne sont pas adaptés pour relever les défis rencontrés. La ruralité doit trouver davantage d’alliés au sein des conseils et des services régionaux : au-delà des financements, il faut une vision, une compréhension des atouts, de la continuité dans les engagements et de la solidarité.

Cela suppose de s’armer d’une politique globale d’aménagement du territoire qui prendrait appui sur des villes moyennes qui animent et organisent les territoires. A cet égard, le cercle administratif apparaît comme l’entité pertinente pour ce faire. La revitalisation des chefs-lieux du cercle permettrait, outre l’effet d’agglomération, d’induire une croissance qui s’auto-entretient grâce à la valorisation des flux d’échanges entre le rural et l’urbain.
 

La revitalisation de la ruralité marocaine est une vraie chance de croissance pour notre pays. Elle actera peut-être la fin d’une paysannerie forte en nombre, mais pauvre et précaire, soumise au contrôle social de quelques notables. Celle-ci trouvera désormais sa place dans les livres d’histoire.
 

Le moment est venu de donner plus d’ampleur aux politiques publiques pour améliorer les chances de réussites des ruraux, mais également d’améliorer son attractivité pour d’autres talents, issus en partie de la population urbaine, et surtout désireux d’y développer des initiatives durables, concrètes et efficaces. C’est au demeurant l’opportunité qui est offerte par l’INDH, grâce à des expériences relativement modestes portées par des populations réimpliquées.
 

Cette nouvelle ruralité se veut une réponse vivante aux enjeux politiques, économiques, sociaux et environnementaux du pays. C’est une ambition forte et légitime pour un Maroc intégré, dans lequel chaque citoyenne et citoyen peut, individuellement et collectivement, exprimer son potentiel et réaliser ses ambitions.


Ikbal Sayah, économiste et expert en développement.

Ikbal Sayah est directeur du pôle des Etudes générales à l’Observatoire National du Développement Humain.



Lundi 6 Janvier 2025

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