Par Ali Bouallou
C’était un vendredi à l’heure de la prière. J’ai pensé qu’il avait glissé alors qu’il s’était écroulé. Son heure était venue. Son âme s’est rendue sous une voix caverneuse. Je l’ai vu la mort et elle m’a eue. Elle s’est donnée en spectacle morbide, telle une tragédie grecque, et j’étais son seul et malheureux témoin. Elle est connue pour être imprévisible, elle s’est associée à la maladie pour être foudroyante. C’est donc cela la mort, en l’espace de secondes, on n’est plus. Il n’a jamais désiré la mort, il l’a subie. Lui qui croquait la vie à plein dents. Lui qui avait des projets alors qu’il se savait condamné. Lui qui s’est laissé emporter sa vie durant par les plaisirs hédonistes ! Il n’a même pas eu le temps de dire adieu à ceux qui comptaient pour lui.
Après les pleurs, venu le sentiment néfaste de culpabilité : aurai-je pu arrêter le temps et contrer la mort ? Pourquoi ne pas avoir eu le bon réflexe des soins d’urgence ? Je me suis rendu à l’évidence. Toutes ces tergiversations n’étaient que chimère, un cautère sur une jambe en bois. C’était écrit, le destin ou le mektoub.
Se reconstruire après un tel émoi n’est pas chose facile. Avoir compris le sens de la vie et sa finitude programmée ne suffit pas. La désincorporation est dure à assumer. La filiation est rompue et la quête de soi commence. Je me suis intéressé à sa vie à Derb Bouqaâ à Salé, à son histoire, à mon histoire. J’ai fini par comprendre ses pensées, ses comportements et ses frustrations, et j’ai pardonné toutes ses maladresses et incorrections. Je recherchais son image chez les Seniors de mon entourage proche et même chez ceux qui m’étaient inconnus. Son image est partout. Son évocation est quotidienne et je ne voudrais en aucun cas que cela change. Je regretterai, toute ma vie, mon manque d’écoute et d’attention.
J’avais beau essayé de communiquer avec lui mais cela tournait court à chaque fois, le temps avait étayé l’inévitable conflit des générations. Etait-ce une raison pour abdiquer ? Je ne le pense pas. J’étais fougueux et désinvolte. Pris par l’ambition, je n’avais d’esprit que pour le travail bien fait et le divertissement. Mes regrets sont amers. J’aurai voulu en savoir plus sur mon enfance, sur l’amour certain qu’il me portait et sur sa perception de ma vie. J’ai comme seul réconfort le tableautin à son effigie que j’ai fait faire par un jeune artiste peintre et que je contemple avec insistance à chaque fois que l’occasion m’est donnée.
Quel triste sort que de passer le restant de sa vie à interpeler l’inertie ! La perte d’un être cher est comme une jambe, un bras voire un œil qu’on vous arrache et dont l’hématome fustige la peau à jamais. Rien n’y fait, ni l’écoute en boucle de Layli Twyl des Frères Migri, ni les relectures fort plaisantes du Fragment sur l’Atlantide de Condorcet et encore moins les multiples visionnages de Au nom du Père avec Daniel Dee Lewis. Morbleu ! Des nèfles, nous sommes devant la fatalité. Des nèfles, nous le resterons.
Les jours passent mais ne se ressemblent pas. L’absence stigmatise la providence. Les hésitations et les incertitudes prennent le dessus, la peur aussi. Les contacts s’amenuisent et les protections s’estompent. Le ‘fils de…’ n’a plus de sens. Seul le ‘Ben…’reste dans les archives de l’Administration. A moi de faire mes preuves, seul contre tous. Les deux projets de vie se ré-affrontent à moi, l’ambition versus la renonciation. Je re-choisis l’ambition en formule Carpe Diem cette fois-ci. Vivre pleinement ma vie sans oublier l’essentiel. Je dévore les secondes de mes journées comme si je mourrais les nuits.
Chaque instant de ma vie a dorénavant un sens. Je vire à l’excès. Je tombe dans la putridité. Certains approuvent, d’autres sermonnent. Je m’imagine des fois lui parler de ma servitude pour l’ambition. Il m’aurait, encore une fois, raconté l’histoire du pêcheur corse dont la moralité est de ne jamais courir mais de partir à point –je voudrais tant qu’il me la raconte une toute dernière fois !! Je sèche mes larmes. Je me dis qu’elle est belle la vie malgré ses ambivalences. Je me mire devant la beauté des femmes et des paysages et je me le confirme, oui elle est bien belle la vie. Je ne cesse de me répéter cette rengaine pour amorcer l’oubli du manque.
La douceur du langage n’était pas son fort mais la nature l’a doué d’heureuses qualités. Il appréciait les bonnes gens. Je garde de merveilleux souvenirs de ses rapports aux autres. Il aidait de plein gré et écoutait à pleine oreille. Son legs est humanitariste, une fiducie que je ne pourrais trahir. Je ne cherche nullement à parementer son image auprès des gens qui ne l’ont pas compris. J’essaie juste de déprécier les mauvais jugements. C’était un grand homme incompris. Il n’était pas de la trempe des grands hommes incompris de l’Humanité mais c’était mon Grand Homme à moi.
Né sous une étoile propice, il avait ciel et terre pour briller. Pourtant, il a choisi de mener une vie prosaïque troublée de rouspétances et d’excès d’orgueil. Il s’est imaginé rester l’éternel « fils de… » . Une naïveté qui le perdra. A aucun moment il n’a prédit cette évolution du monde, comme beaucoup de « fils de… » d’ailleurs. « Les marchés se globalisent, les hommes s’urbanisent et les relations humaines se pervertissent » me disait-il scrupuleusement et je ne manquais pas d’ajouter que c’est tant mieux. Son moi moralisateur ne pouvait rien contre ce progrès humain.
Ce nouvel ordre l’avait dépassé. Il en est devenu aigri, cassant et oisif. Il ne comprenait pas que l’on puisse souiller le sens de la noblesse. Elle était pour lui de cœur, de caractère, de style et enfin de sang. « Les nobles ont laissé place aux nobliaux… » me disait-il. « Après l’opulence douteuse, les nobliaux s’approprient une filiation (chajara) fort contestable » poursuivait-il. «
Contestable telle la dépravée à la recherche d’une nouvelle virginité pour le mariage » m’expliquait-il. Je ne pouvais avaliser ce discours extrémiste presque fasciste mais c’était son propos et je me devais de le respecter. Il prônait constamment la faillite de la structure sociale et du système éducatif. Il disait que le développement durable du pays ne pouvait s’opérer sans une révolution culturelle, un sursaut technologique et une ‘re-patriotisation’ des troupes. Il me rappelait souvent les écrits d’El Mahdi EL Manjra, un autre grand incompris, sur l’économie du savoir. Il me citait le bond socio-économique de certains pays, pauvres dans les années 80, ayant opté pour cette nouvelle économie. Il me rabâchait inlassablement que le jeu des sentiments et des émotions que notre société s’est approprié nous est fatal. Il regrettait que l’on ne sanctionne pas les absents et les incompétents, qu’on pardonne les manquements et les lenteurs, et qu’on tolère les excès en tous genres.
Les secteur public et privé avaient leur part de crapuleries dans son discours. Il passait de la caricature à la vérité établie sans pour autant sombrer dans le raisonnement simpliste. Les idées s’aboutent et finissent toujours par converger. Il valait son pesant d’or lorsqu’il évoquait la qualité des services aux consommateurs et l’absence d’associations de protection des consommateurs, dignes de ce nom, capables d’affronter les mastodontes de l’économie nationale pour une meilleure qualité des services universels et bancaire et un respect scrupuleux de leurs clients.
Ces échanges me manquent malgré leur crédulité et leur évocation m’interpelle. Il est l’insoumis, je suis le docile. Il est le contestataire, je suis le visionnaire. Il est le désenchanté, je suis l’optimiste. Il est le passé, je suis le futur. Ses propos me rappellent à l’ordre, celui des combats futurs de mes congénères, les trentenaires à sa disparition, les cinquantenaires aujourd’hui.
Avant cela, je puise dans la relation à la Famille. C’est le premier abri et le contact originel avec la notion de communauté. Après la découverte des quatre éléments, une manière de voir le monde, la Famille est le laboratoire des croyances, des superstitions, des complexes et des connaissances.
Au Maroc, la Famille est par défaut conservatrice, sauf de rares exceptions et l’exception ne fait pas la règle. L’absence de communication et l’obtusion sont de mise. Ils représentent les principales armes de contre-subversion au sein de la Famille. Le développement de la pensée, seul instrument fiable d’émancipation, est marginalisé pour le compte de fétichismes et de ‘machi-mlih’ abrutissants. Il faut se réveiller de bonheur pour imposer ses convictions au sein de la Famille.
Aussi, il faut présenter toutes les preuves de sa maturité et de sa réussite. Nanti ou self-made, il n’y a pas droit à l’erreur. En occident, l’échec est perçu comme l’annonce de la réussite. Au Maroc, l’échec est assujetti à l’ex-communion lorsqu’il n’est pas gratifié d’un comportement méprisant. Avec la Famille, on ne cause pas Madame, Monsieur. Sans nul doute, l’épanouissement s’opère en dehors de la Famille.
Désarçonnés, les cinquantenaires ont l’esprit ailleurs. Ils émigrent depuis fort longtemps sans prévenir, sans barque de la mort et sans visa. Ils sont sur Internet et sur les réseaux sociaux lorsqu’ils ne sont pas devant TF1, TVE, CNN, Al Jazeera ou Iqraâ. Cette émigration par l’esprit porte préjudice à la cohésion sociale. Cela crée plusieurs sous-communautés dont les membres ont des liens sociaux entre eux mais n’en ont aucun en dehors de leur petit groupe. Cette auto-ségrégation sociale s’accentue dans le système scolaire où les enfants de notables, et d’initiés, se fréquentent entre eux et ne se donnent aucune ouverture sur les enfants des démunis-mais-fiers, sur des enfants différents au sens large, sauf peut être dans les lieux publics où l’on pratique les sports et d’autres activités ludiques accessibles à tous. La cohésion sociale, seul moyen d’intégration du plus grand nombre, est le laissé-pour-compte au profit de réflexes consuméristes individualistes primaires.
Mon défunt vieux, comme nombreux de sa génération, a grandi dans un tout autre modèle. La vie dans la vieille médina présente ce grand avantage où toutes les couches sociales vivaient les unes mitoyennes aux autres dans le respect et la dignité. Cette « promiscuité positive » garantissait la paisibilité sociale et inculquait aux jeunes habitants de la médina les valeurs humaines fondamentales à savoir l’égalité, le partage, l’ouverture, l’entraide, la bienveillance… pour ne citer que celles-ci. C’est l’ensemble de ces valeurs que j’ai eue à apprendre de lui et qui me permettent aujourd’hui de vivre en harmonie avec moi-même et avec le monde moderne qui m’entoure. Je ne saurai le remercier pour ce passage de témoin et cette transmission heureuse.
L’absence, j’y pense encore et toujours. Je cherche à calmer mes feux. Je retrouve la foi pendant un moment et cela m’apaise mais l’image véhiculée de ma Tradition m’agace. L’incompréhension règne et l’Occident peine. Pourtant, les nombreux orientalistes occidentaux ont décortiqué l’Islam mieux que n’importe quel érudit musulman. Les médias s’en mêlent et les débats se passionnent. L’occidental a peur du musulman et de son prosélytisme. Il semble avoir mal compris la fiction fantasmagorique et satirique de Michel Houellebecq « Soumission ».
Pour contrer cela, l’Occident fait la promotion de la méditation et des croyances y afférentes. Le judéo-christianisme n’attirant plus personne, les formes de méditation semblent être le salut pour contrer l’islamisation des sociétés occidentales. Cet affrontement des mondes judéo-chrétien et musulman est essentiellement dû au développement socio-économique effréné du premier et de certaines difficultés à émerger pour le second. Il est également dû au pouvoir de l’information et de la déferlante récupération politique des attaques terroristes perpétrées au nom de groupuscules d’obédience islamique. Le choc des civilisations bat soin plein, s’installe et se perpétue en affrontement. Il est dépassionné par les pacifistes, amplifié par les extrémistes et récupéré par les politiques. Il est loin le temps de l’Andalousie médiévale où les trois religions se côtoyaient dans le respect et la concorde. Cela étant, mon optimisme à tous crins m’impose de relever mes espoirs pour l’avenir car la pérennité de l’espèce humaine dépend de la communion universelle.
Justement, comment garantir cette union sacrée des peuples sinon par la remise en question perpétuelle et dépassionnée des uns et des autres. C’est un travail personnel volontaire et volontariste que tout un chacun doit entreprendre pour l’accomplissement de soi c.à.d. chercher sa propre vérité, et l’acceptation des autres c.à.d. admettre les vérités des autres. Cela s’appelle l’éveil ou l’élévation spirituelle en vue d’une conscience collective et un monde meilleur. Certains choisissent l’étude des concepts philosophiques, de l’antiquité jusqu’à notre époque en passant par les lumières.
D’autres frappent à la porte de la psychologie pour se réorienter dans la vie et creuser leur dimension spirituelle. En tout état de cause, ces deux démarches initiatiques renforcent l’âme face à l’adversité que connait l’humanité. C’est le temps des forts nous annonce-t-on. Les faibles n‘ont aucune chance dans ce monde matérialiste et apocalyptique. Les philosophes, avec des appellations flexionnelles, et les psys, comme on s’attelle à les appeler, ont de beaux jours devant eux. Ils sont écoutés et consultés de plus en plus et on suit religieusement leurs pensées et conseils, et cela semble marcher. Il arrivera le jour où les médecins et pharmaciens de quartier feront place à ces thérapeutes de l’âme et de la pensée. Ce sera le prix à payer pour la marche vers la conscience universelle.
L’ambition, l’obsession, l’audace, le courage, la prise de risque, le goût de l’aventure… pour arriver, peut-être, au succès. Cela vaut-il vraiment la peine ? Mon défunt vieux s’était posé la question bien avant moi et sa réponse était sans équivoque : « Non, l’essentiel est ailleurs ! ».
Mon père est mort, vive mon père !
Après les pleurs, venu le sentiment néfaste de culpabilité : aurai-je pu arrêter le temps et contrer la mort ? Pourquoi ne pas avoir eu le bon réflexe des soins d’urgence ? Je me suis rendu à l’évidence. Toutes ces tergiversations n’étaient que chimère, un cautère sur une jambe en bois. C’était écrit, le destin ou le mektoub.
Se reconstruire après un tel émoi n’est pas chose facile. Avoir compris le sens de la vie et sa finitude programmée ne suffit pas. La désincorporation est dure à assumer. La filiation est rompue et la quête de soi commence. Je me suis intéressé à sa vie à Derb Bouqaâ à Salé, à son histoire, à mon histoire. J’ai fini par comprendre ses pensées, ses comportements et ses frustrations, et j’ai pardonné toutes ses maladresses et incorrections. Je recherchais son image chez les Seniors de mon entourage proche et même chez ceux qui m’étaient inconnus. Son image est partout. Son évocation est quotidienne et je ne voudrais en aucun cas que cela change. Je regretterai, toute ma vie, mon manque d’écoute et d’attention.
J’avais beau essayé de communiquer avec lui mais cela tournait court à chaque fois, le temps avait étayé l’inévitable conflit des générations. Etait-ce une raison pour abdiquer ? Je ne le pense pas. J’étais fougueux et désinvolte. Pris par l’ambition, je n’avais d’esprit que pour le travail bien fait et le divertissement. Mes regrets sont amers. J’aurai voulu en savoir plus sur mon enfance, sur l’amour certain qu’il me portait et sur sa perception de ma vie. J’ai comme seul réconfort le tableautin à son effigie que j’ai fait faire par un jeune artiste peintre et que je contemple avec insistance à chaque fois que l’occasion m’est donnée.
Quel triste sort que de passer le restant de sa vie à interpeler l’inertie ! La perte d’un être cher est comme une jambe, un bras voire un œil qu’on vous arrache et dont l’hématome fustige la peau à jamais. Rien n’y fait, ni l’écoute en boucle de Layli Twyl des Frères Migri, ni les relectures fort plaisantes du Fragment sur l’Atlantide de Condorcet et encore moins les multiples visionnages de Au nom du Père avec Daniel Dee Lewis. Morbleu ! Des nèfles, nous sommes devant la fatalité. Des nèfles, nous le resterons.
Les jours passent mais ne se ressemblent pas. L’absence stigmatise la providence. Les hésitations et les incertitudes prennent le dessus, la peur aussi. Les contacts s’amenuisent et les protections s’estompent. Le ‘fils de…’ n’a plus de sens. Seul le ‘Ben…’reste dans les archives de l’Administration. A moi de faire mes preuves, seul contre tous. Les deux projets de vie se ré-affrontent à moi, l’ambition versus la renonciation. Je re-choisis l’ambition en formule Carpe Diem cette fois-ci. Vivre pleinement ma vie sans oublier l’essentiel. Je dévore les secondes de mes journées comme si je mourrais les nuits.
Chaque instant de ma vie a dorénavant un sens. Je vire à l’excès. Je tombe dans la putridité. Certains approuvent, d’autres sermonnent. Je m’imagine des fois lui parler de ma servitude pour l’ambition. Il m’aurait, encore une fois, raconté l’histoire du pêcheur corse dont la moralité est de ne jamais courir mais de partir à point –je voudrais tant qu’il me la raconte une toute dernière fois !! Je sèche mes larmes. Je me dis qu’elle est belle la vie malgré ses ambivalences. Je me mire devant la beauté des femmes et des paysages et je me le confirme, oui elle est bien belle la vie. Je ne cesse de me répéter cette rengaine pour amorcer l’oubli du manque.
La douceur du langage n’était pas son fort mais la nature l’a doué d’heureuses qualités. Il appréciait les bonnes gens. Je garde de merveilleux souvenirs de ses rapports aux autres. Il aidait de plein gré et écoutait à pleine oreille. Son legs est humanitariste, une fiducie que je ne pourrais trahir. Je ne cherche nullement à parementer son image auprès des gens qui ne l’ont pas compris. J’essaie juste de déprécier les mauvais jugements. C’était un grand homme incompris. Il n’était pas de la trempe des grands hommes incompris de l’Humanité mais c’était mon Grand Homme à moi.
Né sous une étoile propice, il avait ciel et terre pour briller. Pourtant, il a choisi de mener une vie prosaïque troublée de rouspétances et d’excès d’orgueil. Il s’est imaginé rester l’éternel « fils de… » . Une naïveté qui le perdra. A aucun moment il n’a prédit cette évolution du monde, comme beaucoup de « fils de… » d’ailleurs. « Les marchés se globalisent, les hommes s’urbanisent et les relations humaines se pervertissent » me disait-il scrupuleusement et je ne manquais pas d’ajouter que c’est tant mieux. Son moi moralisateur ne pouvait rien contre ce progrès humain.
Ce nouvel ordre l’avait dépassé. Il en est devenu aigri, cassant et oisif. Il ne comprenait pas que l’on puisse souiller le sens de la noblesse. Elle était pour lui de cœur, de caractère, de style et enfin de sang. « Les nobles ont laissé place aux nobliaux… » me disait-il. « Après l’opulence douteuse, les nobliaux s’approprient une filiation (chajara) fort contestable » poursuivait-il. «
Contestable telle la dépravée à la recherche d’une nouvelle virginité pour le mariage » m’expliquait-il. Je ne pouvais avaliser ce discours extrémiste presque fasciste mais c’était son propos et je me devais de le respecter. Il prônait constamment la faillite de la structure sociale et du système éducatif. Il disait que le développement durable du pays ne pouvait s’opérer sans une révolution culturelle, un sursaut technologique et une ‘re-patriotisation’ des troupes. Il me rappelait souvent les écrits d’El Mahdi EL Manjra, un autre grand incompris, sur l’économie du savoir. Il me citait le bond socio-économique de certains pays, pauvres dans les années 80, ayant opté pour cette nouvelle économie. Il me rabâchait inlassablement que le jeu des sentiments et des émotions que notre société s’est approprié nous est fatal. Il regrettait que l’on ne sanctionne pas les absents et les incompétents, qu’on pardonne les manquements et les lenteurs, et qu’on tolère les excès en tous genres.
Les secteur public et privé avaient leur part de crapuleries dans son discours. Il passait de la caricature à la vérité établie sans pour autant sombrer dans le raisonnement simpliste. Les idées s’aboutent et finissent toujours par converger. Il valait son pesant d’or lorsqu’il évoquait la qualité des services aux consommateurs et l’absence d’associations de protection des consommateurs, dignes de ce nom, capables d’affronter les mastodontes de l’économie nationale pour une meilleure qualité des services universels et bancaire et un respect scrupuleux de leurs clients.
Ces échanges me manquent malgré leur crédulité et leur évocation m’interpelle. Il est l’insoumis, je suis le docile. Il est le contestataire, je suis le visionnaire. Il est le désenchanté, je suis l’optimiste. Il est le passé, je suis le futur. Ses propos me rappellent à l’ordre, celui des combats futurs de mes congénères, les trentenaires à sa disparition, les cinquantenaires aujourd’hui.
Avant cela, je puise dans la relation à la Famille. C’est le premier abri et le contact originel avec la notion de communauté. Après la découverte des quatre éléments, une manière de voir le monde, la Famille est le laboratoire des croyances, des superstitions, des complexes et des connaissances.
Au Maroc, la Famille est par défaut conservatrice, sauf de rares exceptions et l’exception ne fait pas la règle. L’absence de communication et l’obtusion sont de mise. Ils représentent les principales armes de contre-subversion au sein de la Famille. Le développement de la pensée, seul instrument fiable d’émancipation, est marginalisé pour le compte de fétichismes et de ‘machi-mlih’ abrutissants. Il faut se réveiller de bonheur pour imposer ses convictions au sein de la Famille.
Aussi, il faut présenter toutes les preuves de sa maturité et de sa réussite. Nanti ou self-made, il n’y a pas droit à l’erreur. En occident, l’échec est perçu comme l’annonce de la réussite. Au Maroc, l’échec est assujetti à l’ex-communion lorsqu’il n’est pas gratifié d’un comportement méprisant. Avec la Famille, on ne cause pas Madame, Monsieur. Sans nul doute, l’épanouissement s’opère en dehors de la Famille.
Désarçonnés, les cinquantenaires ont l’esprit ailleurs. Ils émigrent depuis fort longtemps sans prévenir, sans barque de la mort et sans visa. Ils sont sur Internet et sur les réseaux sociaux lorsqu’ils ne sont pas devant TF1, TVE, CNN, Al Jazeera ou Iqraâ. Cette émigration par l’esprit porte préjudice à la cohésion sociale. Cela crée plusieurs sous-communautés dont les membres ont des liens sociaux entre eux mais n’en ont aucun en dehors de leur petit groupe. Cette auto-ségrégation sociale s’accentue dans le système scolaire où les enfants de notables, et d’initiés, se fréquentent entre eux et ne se donnent aucune ouverture sur les enfants des démunis-mais-fiers, sur des enfants différents au sens large, sauf peut être dans les lieux publics où l’on pratique les sports et d’autres activités ludiques accessibles à tous. La cohésion sociale, seul moyen d’intégration du plus grand nombre, est le laissé-pour-compte au profit de réflexes consuméristes individualistes primaires.
Mon défunt vieux, comme nombreux de sa génération, a grandi dans un tout autre modèle. La vie dans la vieille médina présente ce grand avantage où toutes les couches sociales vivaient les unes mitoyennes aux autres dans le respect et la dignité. Cette « promiscuité positive » garantissait la paisibilité sociale et inculquait aux jeunes habitants de la médina les valeurs humaines fondamentales à savoir l’égalité, le partage, l’ouverture, l’entraide, la bienveillance… pour ne citer que celles-ci. C’est l’ensemble de ces valeurs que j’ai eue à apprendre de lui et qui me permettent aujourd’hui de vivre en harmonie avec moi-même et avec le monde moderne qui m’entoure. Je ne saurai le remercier pour ce passage de témoin et cette transmission heureuse.
L’absence, j’y pense encore et toujours. Je cherche à calmer mes feux. Je retrouve la foi pendant un moment et cela m’apaise mais l’image véhiculée de ma Tradition m’agace. L’incompréhension règne et l’Occident peine. Pourtant, les nombreux orientalistes occidentaux ont décortiqué l’Islam mieux que n’importe quel érudit musulman. Les médias s’en mêlent et les débats se passionnent. L’occidental a peur du musulman et de son prosélytisme. Il semble avoir mal compris la fiction fantasmagorique et satirique de Michel Houellebecq « Soumission ».
Pour contrer cela, l’Occident fait la promotion de la méditation et des croyances y afférentes. Le judéo-christianisme n’attirant plus personne, les formes de méditation semblent être le salut pour contrer l’islamisation des sociétés occidentales. Cet affrontement des mondes judéo-chrétien et musulman est essentiellement dû au développement socio-économique effréné du premier et de certaines difficultés à émerger pour le second. Il est également dû au pouvoir de l’information et de la déferlante récupération politique des attaques terroristes perpétrées au nom de groupuscules d’obédience islamique. Le choc des civilisations bat soin plein, s’installe et se perpétue en affrontement. Il est dépassionné par les pacifistes, amplifié par les extrémistes et récupéré par les politiques. Il est loin le temps de l’Andalousie médiévale où les trois religions se côtoyaient dans le respect et la concorde. Cela étant, mon optimisme à tous crins m’impose de relever mes espoirs pour l’avenir car la pérennité de l’espèce humaine dépend de la communion universelle.
Justement, comment garantir cette union sacrée des peuples sinon par la remise en question perpétuelle et dépassionnée des uns et des autres. C’est un travail personnel volontaire et volontariste que tout un chacun doit entreprendre pour l’accomplissement de soi c.à.d. chercher sa propre vérité, et l’acceptation des autres c.à.d. admettre les vérités des autres. Cela s’appelle l’éveil ou l’élévation spirituelle en vue d’une conscience collective et un monde meilleur. Certains choisissent l’étude des concepts philosophiques, de l’antiquité jusqu’à notre époque en passant par les lumières.
D’autres frappent à la porte de la psychologie pour se réorienter dans la vie et creuser leur dimension spirituelle. En tout état de cause, ces deux démarches initiatiques renforcent l’âme face à l’adversité que connait l’humanité. C’est le temps des forts nous annonce-t-on. Les faibles n‘ont aucune chance dans ce monde matérialiste et apocalyptique. Les philosophes, avec des appellations flexionnelles, et les psys, comme on s’attelle à les appeler, ont de beaux jours devant eux. Ils sont écoutés et consultés de plus en plus et on suit religieusement leurs pensées et conseils, et cela semble marcher. Il arrivera le jour où les médecins et pharmaciens de quartier feront place à ces thérapeutes de l’âme et de la pensée. Ce sera le prix à payer pour la marche vers la conscience universelle.
L’ambition, l’obsession, l’audace, le courage, la prise de risque, le goût de l’aventure… pour arriver, peut-être, au succès. Cela vaut-il vraiment la peine ? Mon défunt vieux s’était posé la question bien avant moi et sa réponse était sans équivoque : « Non, l’essentiel est ailleurs ! ».
Mon père est mort, vive mon père !
Par Ali Bouallou