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Par Abdeslam Seddiki
Bien sûr, la transition d’une étape historique à une autre ne se passe pas d’une façon douce et pacifique. On trouve toujours des gagnants et des perdants. C’est le sens même des multiples révolutions qui se sont produites à travers l’histoire. Si le passage de l’esclavagisme au féodalisme, puis au capitalisme a constitué un progrès indéniable pour l’humanité, cela ne veut pas dire que les conditions de vie dans les sociétés capitalistes aient été parfaites. Loin s’en faut.
Des milliers de travailleurs astreints aux journées longues de travail, sans aucune sécurité ont perdu leur vie sur les chantiers, des salaires assurant à peine la survie des travailleurs et de leur famille. Il a fallu des décennies de luttes sociales avec l’appui des organisations syndicales naissantes pour imposer une législation du travail instaurant une généralisation de la sécurité sociale, un salaire minimum, l’âge légal du travail...
La création de l’Organisation Internationale du Travail en 1919 a joué un grand rôle pour une gouvernance tripartite (gouvernements, patronat et travailleurs) des questions liées au travail. Les dizaines de conventions adoptées par cette organisation portant sur différents aspects liés au travail constituent un référentiel indispensable pour les partenaires sociaux.
Parallèlement à cette évolution sur le terrain, la théorie économique relative au travail a évolué selon les écoles de pensée. Sans remonter jusqu’à Ibn Khaldoun qui était précurseur en la matière dans son œuvre «Al- Muquaddima », traduite en français sous le titre « Discours sur l’Histoire Universelle » (3 tomes), considérant le travail comme « source de création de la richesse », on soulignera l’apport de trois écoles : l’économie politique anglaise, la théorie marxiste ou la critique de l’économie politique et l’économie néo-classique.
A la première école, on emprunte l’idée de « valeur-travail » en ce sens que la valeur des marchandises produites est déterminée par la quantité du travail qui y est incorporée. Reprenant cette idée en la dépassant, Marx a introduit une distinction entre travail et force de travail. En effet, le salarié ne vend pas son travail, mais sa force de travail considérée comme une marchandise. La différence entre les deux concepts est de taille. Alors que la valeur de la force de travail correspond au salaire perçu par le travailleur, la valeur produite, le travail, correspond à la valeur de la marchandise. La différence constitue la plus-value extorquée par le capitaliste.
Ce qui explique l’exploitation du travail par le capital. Ce faisant, la théorie marxiste offre ainsi une arme redoutable au mouvement ouvrier pour exiger de meilleures conditions de travail et jette les jalons de ce qui deviendra par la suite « le travail décent » tel qu’il est reconnu par les conventions de l’OIT.
Pour contrecarrer cette théorie, on assista à la fin du XIXème, début XXème siècles, à l’apparition d’un courant de pensée dénommé néo-classique. Ce courant a eu recours à un appareil mathématique sophistiqué pour donner à l’économie un semblant de scientificité et d’exactitude à l’instar des sciences pures comme les mathématiques ou la physique, élabore une fonction de production dont les variables sont le travail et le capital.
Chaque facteur est rémunéré selon sa « productivité marginale ». Ainsi, ce courant de pensée libérale traite le travail, et donc le salarié (qui est un être humain en chair et en os) comme il traite la machine. Cette approche très peu humaniste, a influencé certains gestionnaires des « ressources humaines » et toute une théorie sur le « capital humain ».
Il y va ainsi du taylorisme et du fordisme qui ont fait l’objet de plusieurs critiques notamment au niveau de la « déshumanisation » du processus de production en imposant aux travailleurs des cadences infernales pour suivre celles des machines, faisant d’eux de nouveaux esclaves. Le film de Charlie Chaplin « les temps modernes » (1936) est un réquisitoire contre le travail à la chaine et les conditions de vie d'une grande partie de la population occidentale lors de la Grande Dépression, imposées par les gains d'efficacité exigés par l'industrialisation des temps modernes. Sans parler des conditions de travail inhumaines imposées aux populations des pays colonisés.
Si ces deux systèmes ont été abandonnés, leur esprit n’a pas disparu pour autant. Le travail à distance, la robotisation, le numérique et l’Intelligence artificielle, s’ils sont porteurs de progrès certains présentent en même temps des risques à la fois pour les travailleurs et pour la société dans son ensemble. Ces nouvelles découvertes techniques n’ont pas comme première finalité de servir l’être humain, ni de faciliter la vie aux travailleurs, mais plutôt, elles s’inscrivent dans une logique productiviste et de compétitivité à l’extrême qui ne font qu’aggraver le fossé entre pays et entre les pauvres et les riches au sein de chaque pays. Ainsi, le travail individualisé se substitue de plus en plus au travail socialisé.
Ce qui accentue l’aliénation du travailleur et l’affaiblissement du mouvement syndical. A l’ère où les techniques évoluent à un rythme effréné et où les cycles du produit se raccourcissent, les travailleurs, pour ne pas se retrouver en chômage, doivent constamment s’adapter à la technique. Ce qui let met dans une situation d’insécurité. Et le travail est vécu comme un moment de « torture » et non comme un moyen d’accomplissement.
C’est un travail commandé par ordinateur, payé le plus souvent à la tâche et réalisé par des personnes qui ne sont ni des salariés ni de véritables entrepreneurs. On assiste ainsi, à un certain abêtissement qui rappelle par certains côtés les pires formes d’asservissement du travail humain. Ce « capitalisme de plateforme » n’est autre qu’un retour à un nomadisme de type nouveau.
In fine, l’enjeu de ces transformations n’est pas seulement économique et social, il est aussi sociétal, voire civilisationnel.
Rédigé par Abdeslam Seddiki
Débat - Podcast : les chroniqueurs de la Web Radio débattent des idées contenues dans cet article ci-dessus à travers ces questions :
Comment les Marocains de différents âges perçoivent-ils ces défis ?
Quel rôle joue la langue dans l’accessibilité de ce débat ?