Les enjeux de la présence française en Afrique


La France entretient une relation longue et complexe, tissée à travers des décennies et des siècles, de colonialisme, de guerres de libération et de partenariats post-indépendance, avec de nombreux pays, notamment en Afrique du Nord, de l'Ouest et du Centre.



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Par Lahcen Haddad

La France entretient avec de nombreux pays africains, notamment en Afrique du Nord, de l'Ouest et du Centre et les îles « africaines » de l’Océan indien, une relation longue et complexe, tissée à travers des décennies et des siècles, par les différentes formes et phases de colonialisme, les guerres de libération et les partenariats économiques, politiques, militaires et culturels d’après l’indépendance. Un aspect de cette forte présence est l'adotpion de la langue française en tant que langue officielle par certains pays africains, ou en tant que de facto Lingua Franca par d’autres, ou encore comme seconde langue utilisée dans l’enseignement supérieur et dans la sphère économique comme c'est le cas des pays du Maghreb.
 
Aussi, de fortes relations financières, économiques, militaires et culturelles lient la France à la plupart de ces pays et peuvent atteindre un niveau d'interdépendance organique en termes de gestion de la monnaie CFA et les avoirs en devises, comme c'est le cas pour les pays ouest-africains, ou prendre la forme d'une coopération militaire, comme c'est le cas dans certains pays du Sahel, ou des relations commerciales diversifiées et développées avec les pays d'Afrique du Nord et de l'Ouest.
 
En revanche, la France exerce une influence culturelle et politique claire sur la plupart de ces pays, aussi bien en termes d'organisation, de législation, de gestion de l'économie, de l'industrie et autres, qu’en termes d'attractivité de la culture française avec toutes ses composantes et ses impacts sur les élites qui ont étudié dans les universités françaises au fil des décennies. Ce sont les élites qui se retrouvaient dans les salons parisiens, considérés comme un refuge intellectuel et politique pour les penseurs, les écrivains, les artistes, les hommes et les femmes politiques et d'affaires. Même les opposants aux régimes trouvaient refuge dans les espaces parisiens, qui regorgeaient de culture, de philosophie et de production intellectuelle.
 
Cette influence a commencé à connaître un net recul ces dernières années. Le rayonnement de la culture française s'est estompé dans les espaces africains et sa voix est devenue inaudible, et sa présence militaire, diplomatique, politique et culturelle est devenue indésirable dans certains pays. La présence des forces françaises dans les pays du Sahel a suscité de vives critiques au niveau de l'opinion publique ; les nouveaux dirigeants du Mali ont demandé aux forces françaises de partir, et la rue malienne n'a pas bougé le petit doigt ; il y a même ceux et celles qui y voient une bonne décision. 
 
Même en Afrique du Nord, on voit comment les périodes de relations cordiales entre la France et les pays du Maghreb sont toujours intercalées de périodes de tension apparente (notamment avec l'Algérie) et de crises silencieuses (notamment avec le Maroc, la Tunisie et la Mauritanie).
 
Emmanuel Macron a tenté de réconcilier la France avec ces pays à travers la relecture de l'histoire commune avec l’Algérie (l’exercice de mémoire),  le retour des objets d’art emportés à la métropole durant la période coloniale, l’augmentation de l’aide internationale destinée aux pays africains, , la restructuration du franc CFA et sa libération de la dépendance à l'égard de la France (l’abrogation de l’obligation de placement des réserves en devises des pays concernés à la Banque centrale française)--toutes ces actions sont des efforts louables qui peuvent conduire à une véritable réconciliation avec l'Afrique, mais ils n'ont pas encore porté leurs fruits. 
 
Les raisons profondes résident dans la confiance fluctuante des élites africaines en la France et dans la capacité de cette dernière à mettre en avant le modèle idéal pour réaliser le développement de leur pays, et dans l’indifférence croissante de la France vis-à-vis des élites africaines, malgré leur certitude que l'avenir est prometteur dans ce grand et jeune continent dont la population dépasse le milliard deux cents millions d'habitants. La perte de confiance des Africains et le désintérêt des élites et de l'opinion public françaises sont les principales raisons de l'affaiblissement de la présence de la France en Afrique.
 
D'une part, il existe une conviction parmi les jeunes élites africaines qui n'ont pas connu les périodes de décolonisation que la présence économique et financière française en Afrique n'est que l'indice d'un comportement néocolonial censé avoir été dépassé après les indépendances. En effet, beaucoup d'entre eux voient dans l'influence française un facteur de frustration plutôt qu'un facteur d’évolution et de relance. Beaucoup voient le modèle rwandais avec beaucoup d'intérêt, car le français a été abandonné et remplacé par l'anglais. De son côté, le Gabon est entré dans le Commonwealth et a décidé d'abandonner le Français. Des voix s'élèvent au Maroc pour réclamer la transition vers l'anglais ainsi que vers le modèle anglo-saxon en matière de gouvernance, d'économie, de législation, d'éducation et de formation.
 
De son côté, l'attractivité de la pensée française a considérablement diminué ces dernières années. La période de libération du colonialisme a coïncidé avec l'émergence en France de mouvements philosophiques et intellectuels qui bouleversent le monde universitaire et la production intellectuelle, menés par des penseurs défenseurs des mouvements de libération et du tiers-monde, comme Jean Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Jacques Derrida, Louis Althusser, Michel Foucault, Jean Baudrillard et d'autres. Les élites africaines ont été inspirées par ce discours et l’ont adopté, et Paris est devenu à la fois un haut lieu de la révolution, de la modernité, du postmodernisme et des théories post-culturelles et tiers-mondistes. Lorsque ces élites sont arrivées au pouvoir dans les années 80 et 90 du siècle dernier, elles ont pris le modèle français et ont essayé de l'appliquer sur le terrain, ce qui a consolidé l'hégémonie française politiquement, culturellement et économiquement.
 
Cependant, la nouvelle génération africaine qui est venue après et a commencé à prendre les rênes du pouvoir dans les deux premières décennies du XXIe siècle n'avait pas vécu les guerres de libération ou la Révolution culturelle française. C'est la génération de la mondialisation, de l'Internet, de la révolution de l'information et de la quatrième révolution industrielle. Les modèles du monde du showbiz, de l’argent, du pouvoir que cette génération a grandi en regardant sont Bill Gates, Elon Musk, Jeff Bezos, Barack Obama, Jack Ma, et autres, et aucun d'entre eux n'est français. Le modèle français a disparu et a été remplacé par des modèles qui proviennent d'autres espaces qui semblent plus libérés et même éloignés de l'amère expérience coloniale.
 
De leur côté, les Français ont été préoccupés par des discussions, parfois stériles et byzantines, sur l'identité, l'immigration et l'islam politique ; dans ce contexte, l’élément africain, comme l'arabe et le musulman, devenait des intrus, dont l’existence est à ignorer si on ne fait pas tout pour les empêcher d’entrer sur le le territoire français, comme c'est le cas actuellement avec la problématique des visas pour les Marocains, les Algériens et les Tunisiens.
 
Il en résulte, d'un côté, une nouvelle élite française, perdue et indifférente envers l'Afrique, trop obnubilée par les faiblesses de la classe politique classique. D'autre part, une nouvelle élite africaine, pour qui le modèle français ne représente plus une source d’inspiration. Le décalage est clair, et la rupture est idéologique, stratégique, voire épistémologique. Les années à venir nous montreront des manifestations nouvelles, voire choquantes, de cette transformation radicale de l'effritement de l'éclat de la France en Afrique.


Mercredi 14 Septembre 2022

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