Par Gabriel Banon
Aujourd’hui, la Russie continue à occuper une place prépondérante dans l’économie du Kazakhstan. Mais depuis les années 2000 la Chine commence à y jouer un rôle de plus en plus important. Pour les projets d’infrastructure, elle est près d’évincer la Russie de sa position dominante. Les tendances actuelles montrent que les relations dans le triangle Russie-Kazakhstan-Chine sont complexes. En cause, la compétition sourde entre Russie et Chine, et les ambiguïtés des relations du Kazakhstan avec chacun de ses voisins géants.
Le grand public, ces trois dernières décennies, a ignoré cette partie du monde, qui pour lui n’était qu’un immense lieu vide, tout comme la Sibérie ou l’antarctique, sur la carte géopolitique. Les anciennes républiques soviétiques (Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan, Tadjikistan et Turkménistan) ainsi que les satellites de l’ancienne URSS dans la région, ont été longtemps vues par le citoyen lambda, comme des pays indépendants mais toujours dans la zone d’influence économique, politique et sécuritaire de la Fédération de Russie. En effet, ce fut le cas pendant les années 1990, à l’exception notable du Turkménistan qui devint presque immédiatement un pays autarcique
Mais vers la fin du XXème siècle et le début du XXIème la situation commença à changer car ces pays s’orientèrent vers une politique extérieure qu’ils nommèrent eux-mêmes « multivectorielle », c’est-à-dire essentiellement une politique cherchant à diversifier les partenaires étrangers. C’est aussi, à ce tournant du millénaire, que les pays européens, Allemagne, Hollande, Italie notamment, les Etats-Unis ainsi que la Chine, devinrent de réels challengers de l’hégémonie russe en Asie Centrale.
Début 2022, le Kazakhstan continue à assurer un équilibre entre ses deux partenaires principaux, la Russie et la Chine. Mais leurs relations sont tout, sauf simples ; en outre, malgré les déclarations officielles de Moscou et Pékin, les relations sino-russes apparaissent souvent contradictoires quand il s’agit de l’Asie centrale, qui est vue par chacune des deux puissances comme appartenant à sa zone d’influence naturelle et historique.
Des documents, auxquels aucune publicité n’a été donnée, signés par la Russie et la Chine, promettent une vaste collaboration allant du secteur économique et énergétique aux projets culturels. En mai 2014 Moscou et Pékin ont signé un accord historique sur le gazoduc « La force de Sibérie », qui fut lancé en 2019, et qui permet d’approvisionner en gaz la Chine avec 38 milliards de mètres cubes par an, ce qui en fait le deuxième importateur de gaz russe au monde - après l’Allemagne qui en reçoit 57 milliards de mètres cubes par an. Les échanges commerciaux entre les deux grands pays ne cessent de croître, notamment depuis 2014.
En 2020, pour la première fois, le solde commercial avec la Chine est devenu positif pour la Russie. De même, de plus en plus de touristes chinois se rendent en Russie grâce à l’accord établissant le régime sans visas (pour les groupes touristiques uniquement) et en 2019 leur nombre a atteint 2 millions. En 2015 Pékin a même proposé à Moscou d’annuler complètement les visas. La coopération russo-chinoise est aussi bien institutionnalisée : les deux pays sont membres de l’OCS, l’Organisation de Coopération de Shanghai, et en 2018 l’Union Eurasiatique, menée par la Russie, a signé un accord de coopération avec la Chine. Récemment, Vladimir Poutine a confirmé que la Russie aidait la Chine à créer leur système de l’alerte avancée en cas d’attaque aux missiles.
Derrière les déclarations officielles des leaders de Moscou et Pékin, transparaissent des buts différents dans le secteur économique, énergétique, politique et même sécuritaire, ce que l’on retrouve notamment au Kazakhstan. Il faut dire que la stratégie indépendante du Kazakhstan complique la situation. D’un côté il entretient de bonnes relations avec la Russie ainsi qu’avec la Chine, de l’autre il garde avec chacun de ces partenaires une certaine distance et s’attache à mettre en œuvre sa politique « multivectorielle ». Il participe activement dans les projets d’intégration avec la Russie : la CEI, l’Union eurasiatique (UEA).
Depuis quelque temps les investissements russes au Kazakhstan diminuent ou au mieux stagnent, tandis que l’on observe dans les mêmes secteurs une présence croissante de la Chine.
Les experts s’accordent pour dire que dans les investissements, la Chine n’est cependant pas le leader : les flux d’investissements les plus importants au Kazakhstan proviennent des Pays-Bas, les Etats-Unis et de la Suisse.
La dette est aussi un indicateur important : vis-à-vis de la Russie elle se monte à 9,3 milliards de dollars et vis-à-vis de la Chine 11 milliards, ce qui est presque égal à la dette kazakhe envers la France (11,7 milliards) et presque 4 fois moins que celle envers les Pays-Bas.
Les entreprises chinoises s’implantent activement au Kazakhstan, mais les compagnies à capitaux russes sont beaucoup plus nombreuses. Le Kazakhstan est le fondateur de la Banque eurasiatique de développement lancée en commun avec la Russie en 2006 mais en même temps il est co-fondateur de la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures, proposée par la Chine en 2014.
Sur les aspects politiques, les relations sino-kazakhes et sino-russes apparaissent contradictoires et sont lourdes de tensions qui pourraient menacer leur développement.
Les relations du Kazakhstan avec la Russie ont une longue histoire qui n’a pas toujours été facile. Les manuels kazakhs sur l’histoire nationale décrivent la soumission de leur peuple à la Russie comme une colonisation et mettent entre guillemets « le rattachement volontaire » à l’Empire russe au cours du XVIIIème siècle ; de l’autre, les dirigeants moscovites refusent d’utiliser le terme de colonie dans l’analyse de l’histoire russe impériale ou soviétique.
Mais, il ne faut pas oublier que les dirigeants aujourd’hui au pouvoir au Kazakhstan, sont des politiciens nés et formés en URSS.
Nursultan Nazarbaev est devenu le président du Kazakhstan indépendant en 1990 et resté au pouvoir presque 30 ans, mais sa présidence fut en fait une prolongation immédiate de sa carrière politique sous l’Union soviétique où il fut secrétaire du Politburo du parti communiste du Kazakhstan (1979-1984) et président du Conseil des ministres (1984-1989). Les origines politiques du nouveau président de la République choisi par Nazarbaev et élu par le peuple kazakh en 2019, Kassym-Jomart Tokaïev, ne sont guère différentes de celles de son prédécesseur.
Venant d’une famille très bien intégrée au système communiste, il est diplômé du réputé Institut des relations internationales à Moscou (MGIMO) et a servi au Ministère des affaires étrangères de l’URSS. Pour lui comme pour Nazarbaev, le passé soviétique fait partie de son histoire et même de son succès personnel et c’est pourquoi, comme le lui reprochent les nationalistes kazakhs, il n’est pas réellement capable de rompre les liens avec l’ancien colonisateur et d’emmener le pays vers la décolonisation complète et la vraie indépendance. Les problèmes non résolus avec son propre passé influencent la conscience nationale et la politique du Kazakhstan contemporain en les rendant parfois incohérents, confus et contradictoires.
La coopération sino-kazakhe n’est pas exempte de tensions internes cachées qui en 2022 ne lui nuisent pas encore, mais peuvent avoir un potentiel destructif à l’avenir. Les investissements, les projets communs d’infrastructure et de construction, la participation dans la Nouvelle route de la soie présentent évidemment un énorme intérêt pour le Kazakhstan mais en même temps génèrent de très fortes craintes au sujet du néo-impérialisme chinois et d’une certaine colonisation du Kazakhstan par son voisin de l’Est.
Un autre thème sensible pouvant provoquer une crise dans les relations sino-kazakhes est l’oppression des musulmans au Xinjang et notamment des kazakhs qui y habitent. Dans un futur proche la coopération pourrait devenir un facteur majeur des relations sino-kazakhes et par la suite renverser l’équilibre des forces en Asie Centrale.
La Turquie et les Etats-Unis pourraient prétendre y jouer un rôle, mais la Chine et la Russie les laisseront-ils faire ? En fait, la mondialisation multiplie les centres de tensions avec le déclin de l’influence des Etats-Unis, la montée en puissance de la Chine et le retour « aux affaires » de la Russie. La crise d’Ukraine, sera-t-elle un accélérateur de la refondation des relations entre le Kazakhstan, la Russie et la Chine, voire d’autres acteurs dits occidentaux ?
Rédigé par Gabriel Banon sur Gabriel Banon