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Bientôt tu vas encaisser l’aide direct aux familles, mon cher Rachid. Il suffit de t’inscrire au registre national de la population et au registre social unifié. J’imagine que tu dois en être content.
Rachid, le serveur le plus bavard que la Terre ait jamais porté, n’a pas du tout le sourire, aujourd’hui, et c’est à peine s’il me marmonne :
Une tasse de café bien corsé, comme d’habitude ? Cette totale indifférence de la part de ce moulin à parole, dès qu’il s’agit de sujets sociopolitiques, est plutôt suspecte. Soit il est malade, soit il y a anguille sous roche. Une enquête approfondie s’impose.
En fait, Rachid a fini par redémarrer tout seul, juste après m’avoir servi ma tasse de café.
Toi qui me parle d’aide directe aux familles, tu as entendu la dernière déclaration du porte-parole du gouvernement ? Euh, désolé ! Sa tête me rappelle trop le Covid. Je préfère lire une synthèse de ses propos par l’agence de presse. Imagines que ce ministre a donné le choix aux Marocains entre le plafonnement des prix des carburants et le financement des systèmes de l’éducation et de la santé ! 100 milliards de dirhams, il a dit. Que l’on choisisse de les injecter dans les réservoirs des véhicules ou de payer avec les corps enseignant et médical, dans tous les cas de figure, on tombe en panne. Jusqu’à quel point, tu penses, que l’aide directe aux familles va pouvoir combler le renchérissement du coût de la vie ? Tu as une femme au foyer et trois enfants et, avec toutes les cigarettes que tu fumes, ton état de santé est sûrement loin d’être excellent. Il est évident que tu vas opter pour que les 100 milliards de dirhams aillent au financement de l’éducation et des soins de santé plutôt qu’à la compensation des prix des carburants. Ah parce que tu crois que le carburant est un luxe ? Tu n’as pas vu la flambée des prix sur le marché ? Les transporteurs verront augmenter de 40% la subvention qui leur est versée par le gouvernement, pour atténuer la hausse des cours du pétrole sur les marchés internationaux, puisque le Maroc importe les hydrocarbures qu’il consomme. Ce que tu me dis là, je veux le voir au marché, quand je sors faire les courses. Les commerçants n’ont qu’une seule phrase à la bouche : « tout est devenu plus cher ». Mon salaire, par contre, il n’a pas bougé. J’en ai marre de ces beaux discours, sans aucun impact sur notre vécu. Je me dispute presque quotidiennement avec ma femme, qui attend mon entrée à la maison pour me réciter une longue liste de choses qui manquent. Je gronde mes enfants à chaque fois qu’ils viennent me demander de leur acheter quelque chose. Quand je reçois la facture mensuelle de consommation de l’électricité et de l’eau, j’ai des envies de suicide. Ma vie est devenue un enfer. J’aurai préféré que ce ministre nous dise que l’Etat allait réduire ses dépenses pour dégager suffisamment de fonds et les réorienter vers la subvention des prix des produits de première nécessité, dont ceux des carburants. J’aurai aimé l’entendre annoncer l’instauration d’un impôt de solidarité versé par les plus riches, parmi lesquels ceux dont la fortune a grandi pendant la crise sanitaire, alors que la majorité s’est appauvrie. Il paraît que le projet de loi de finances pour 2023 comporte une hausse de l’impôt payé par les auto-entrepreneurs et une baisse de celui sur les dividendes des actionnaires. Alors comme ça, le travail est fiscalisé à 30% et le capital à 10% ? Vive la rente ! Euh, pardon… à bas la rente ! En fait, je ne sais plus vraiment. Je me perds dans la contradiction entre les discours et les actes. En fait, Rachid a fini par redémarrer tout seul, juste après m’avoir servi ma tasse de café.
Là, je l’arrête net, avant qu’il ne me récite sa version, revue et corrigée, du Manifeste du parti communiste. Avec sa barbe éternellement mal rasée, sa chevelure hirsute et son regard rusé, je me rends compte que Rachid a le profil idéal du révolutionnaire marxiste-léniniste à la sauce Che Guevara. Il ne lui manque que le béret.
Alors comme ça, tu penses en savoir plus que les ministres du gouvernement sur la manière de gérer les finances publiques ? En tout cas, j’en sais plus sur les conséquences du renchérissement des prix sur les bas revenus que n’importe quel ministre largement rémunéré avec nos impôts. L’aide directe aux familles nécessiteuses, c’est sûrement une bonne chose, mais un coût de la vie pas chère, c’est encore mieux et ce pour tout le monde. Crois-moi, la plupart des clients du café sont des petits employés, de simples fonctionnaires, des commerçants et des artisans. Des gens que je connais bien, qui bouclaient déjà assez difficilement les fins de mois, mais qui ne se plaignaient pas trop. Maintenant, je les vois toujours silencieux, la tête enfuie dans leurs téléphones portables, comme pour s’y soustraire de leurs problèmes. Certains sont tellement endettés qu’ils ne savent même plus comment s’en tirer. D’autres divorcent parce qu’ils ne peuvent plus assumer leurs responsabilités. Franchement, l’ambiance devient de plus en plus lugubre. Heureusement qu’il y a la coupe du monde de football pour distraire un peu les gens. Je m’empresse de profiter de l’occasion qu’il m’a ainsi offerte pour opérer un virage à 180°.
Penses-tu que notre équipe nationale de football a des chances d’aller loin dans cette compétition ? Je pense que le président de la fédération de football, qui est également le ministre du budget, doit veiller à l’équilibre de ses comptes. Puisque ça revient trop cher de mettre du carburant dans le moteur des joueurs, il faut bien les instruire de ce qu’ils coûtent aux contribuables et les immuniser contre l’égoïsme et l’arrogance, car bien des espoirs, ne serait-ce que d’éphémères instants de bonheur, sont placés en eux. C’est une aide directe au moral du peuple. La prochaine fois, je me garderais bien de provoquer Rachid, le serveur devenu militant par la force des prix, comme j’ai commis la grave erreur de le faire aujourd’hui. Ce semi-alphabétisé a le hic de démolir, avec des arguments très terre à terre, des discours politiques des mieux ciselés par des spin-doctors de relations publiques.
J’avale la tasse de café, en quelques gorgées. Sans sucre. Ce n’est pas le moment de voir mon taux de diabète monter avec les prix. Le porte-parole du gouvernement a dit qu’il n’y avait pas de plafond.
J’avale la tasse de café, en quelques gorgées. Sans sucre. Ce n’est pas le moment de voir mon taux de diabète monter avec les prix. Le porte-parole du gouvernement a dit qu’il n’y avait pas de plafond.