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Le Maroc face à la soif : Le modèle actuel peut-il encore tenir ?

Une crise qui s’accélère, des solutions qui tardent


Le Maroc traverse l’une des crises hydriques les plus sévères de son histoire. Autrefois perçue comme une ressource abondante, l’eau est désormais au cœur d’un stress hydrique structurel, menaçant la sécurité alimentaire, le développement économique et la stabilité sociale. Le constat est alarmant : la disponibilité en eau par habitant est passée de 2 560 m³ en 1960 à seulement 600 m³ aujourd’hui, plaçant le pays bien en dessous du seuil critique de 1 000 m³ fixé par les Nations Unies. Si cette tendance se poursuit, le Maroc pourrait basculer sous la barre des 500 m³ par habitant d’ici 2030, un niveau synonyme de pauvreté hydrique extrême.



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Par Mohammed BENAHMED, Expert international en développement durable et financement

Les indicateurs actuels confirment cette réalité inquiétante, avec des réserves de certaines régions en dessous de 8 % de leur capacité. Le taux de remplissage des barrages est tombé à 18,9 % en mars 2025, contre 31,1 % à la même période l’an dernier. Les précipitations irrégulières et en baisse de 20 % sur les trois dernières décennies n’ont fait qu’accentuer cette situation. À cela s’ajoutent la surexploitation des nappes phréatiques, la pollution des ressources en eau et une gestion souvent inefficace des infrastructures. Certaines régions sont déjà en état d’urgence absolue.
 

Face à cette crise, le gouvernement a multiplié les initiatives : construction de nouveaux barrages, interconnexion des bassins hydriques, développement du dessalement et encadrement de la consommation agricole. Cependant, ces efforts suffisent-ils à garantir la sécurité hydrique du pays ? À l’heure où le changement climatique aggrave l’aridité et où les usages de l’eau se heurtent à des choix économiques parfois discutables, il devient impératif de repenser en profondeur notre rapport à cette ressource vitale.
 

Si des solutions existent, leur mise en œuvre pose de nombreuses questions : le dessalement est-il une réponse viable ou une fuite en avant ? L’interconnexion des bassins peut-elle compenser la pénurie ? Notre modèle agricole est-il adapté aux contraintes hydriques du pays ?
 

À travers cet article, nous explorerons les véritables enjeux de la gestion de l’eau au Maroc et les alternatives permettant d’éviter un futur où l’eau deviendrait un privilège plutôt qu’un droit fondamental.
 

Un modèle agricole à repenser : le grand gaspillage

L’agriculture est au cœur du problème hydrique marocain. Elle absorbe 85 % à 90% des ressources en eau du pays, un chiffre bien supérieur à la moyenne mondiale, qui oscille autour de 70 % selon la FAO. Pourtant, l’efficacité de cette utilisation est largement discutable. Le modèle agro-exportateur marocain, qui privilégie des cultures gourmandes en eau destinées aux marchés étrangers, accentue la pression sur les ressources hydriques.
 

Depuis le lancement du Plan Maroc Vert (2008-2020), le pays avait misé sur une agriculture intensive, favorisant des cultures à forte valeur ajoutée, mais souvent inadaptées aux contraintes climatiques locales. Les agrumes, l’avocat, les fruits rouges et même les pastèques en plein désert mobilisent des volumes d’eau colossaux. Un hectare de pastèques à Zagora consomme en moyenne 14 000 m³ d’eau par saison, soit l’équivalent de la consommation annuelle d’une commune de 500 habitants, selon un rapport de l’Institut Royal des Études Stratégiques (IRES, 2023). Cette surexploitation des nappes phréatiques entraîne un assèchement accéléré des aquifères, au point que certaines régions comme le Haouz ou le Souss voient leurs puits s’effondrer sous l’effet d’un pompage excessif.
 

La situation est d’autant plus paradoxale que ces cultures d’exportation bénéficient d’importantes subventions et avantages fiscaux. L’économiste Najib Aqesbi, critique virulent de cette politique, souligne que les incitations financières massives encouragent des productions à forte consommation d’eau, destinées aux marchés européens, au détriment de la souveraineté hydrique et alimentaire nationale (Aqesbi, 2022). Cette dépendance aux marchés extérieurs expose également le pays à des risques économiques majeurs : en période de sécheresse ou de crise, la priorité donnée aux exportations réduit encore plus la disponibilité d’eau pour les cultures vivrières et les besoins domestiques.
 

De plus, malgré la promotion de l’irrigation localisée (goutte-à-goutte), le rendement hydrique reste insuffisant. Selon la Banque mondiale (2024), seuls 60 % de l’eau mobilisée pour l’irrigation est réellement utilisée par les cultures, le reste étant perdu par évaporation ou infiltration non contrôlée. À cela s’ajoutent les pratiques d’irrigation non encadrées, qui aggravent la surexploitation des ressources souterraines.
 

Le constat est sans appel : l’agriculture marocaine doit revoir son modèle de consommation d’eau. Si le développement agricole est essentiel pour l’économie nationale, il ne peut se faire au détriment de la durabilité des ressources hydriques. Plusieurs pistes doivent être explorées pour concilier agriculture et gestion rationnelle de l’eau :

Réorienter les subventions agricoles vers des cultures moins gourmandes en eau et plus adaptées au climat marocain.

Encadrer strictement l’exploitation des nappes phréatiques, avec des quotas d’extraction et des incitations à la recharge artificielle des aquifères.

Généraliser l’irrigation de précision, en intégrant les technologies numériques (capteurs IoT, intelligence artificielle) pour maximiser l’efficacité de l’eau utilisée.

Donner la priorité à la production locale de cultures vivrières, afin de réduire la dépendance aux importations et garantir la sécurité alimentaire.
 

Loin d’être une fatalité, la crise hydrique marocaine est le résultat de choix économiques et politiques qui peuvent – et doivent – être repensés. Sans un changement de cap, l’eau continuera d’être consommée de manière irrationnelle, aggravant une situation déjà critique.
 

Le dessalement : solution miracle ou fuite en avant ?

Face à l’aggravation du stress hydrique, le Maroc accélère le développement des usines de dessalement pour sécuriser son approvisionnement en eau. Présenté comme une alternative incontournable aux précipitations irrégulières et à la surexploitation des nappes phréatiques, le dessalement fait désormais partie intégrante des stratégies nationales. D’ici 2050, le pays ambitionne d’atteindre une capacité de production de 1,7 milliard de m³ par an, contre 430 millions de m³ prévus à l’horizon 2030 (Ministère de l’Équipement et de l’Eau, 2025). Cependant, si cette technologie semble apporter une réponse technique immédiate, elle soulève de nombreuses interrogations économiques, environnementales et sociales.
 

Une technologie énergivore et coûteuse

Le principal frein au dessalement est son coût énergétique élevé. La méthode la plus utilisée, l’osmose inverse, requiert 3 à 5 kWh d’électricité pour produire 1 m³ d’eau potable (IEA, 2024). Ce besoin massif en énergie rend l’eau dessalée jusqu’à trois fois plus chère que l’eau conventionnelle issue des nappes phréatiques ou des barrages. Aujourd’hui, le coût de production oscille entre 0,50 et 1 dollar par m³, selon la source d’énergie utilisée.
 

Ce coût est d’autant plus préoccupant que le Maroc reste dépendant des énergies fossiles pour couvrir sa demande énergétique, avec près de 70 % de son électricité issue du charbon et du gaz naturel (ONEE, 2024). Si les usines de dessalement se multiplient sans être couplées à des énergies renouvelables, elles risquent d’aggraver l’empreinte carbone du pays et d’augmenter sa facture énergétique.
 

Le recours aux énergies renouvelables (solaire, éolien) est une piste prometteuse, mais elle reste limitée. L’usine de dessalement d’Agadir, par exemple, est partiellement alimentée par un parc éolien voisin, mais cette autonomie énergétique ne dépasse pas 30 % des besoins de l’installation. Généraliser ce modèle nécessiterait des investissements massifs dans les infrastructures de production et de stockage d’énergie verte.
 

Des impacts écologiques non négligeables

Outre son coût énergétique, le dessalement pose un problème majeur : la gestion des rejets salins. Pour chaque litre d’eau douce produit, 1,5 litre de saumure (eau extrêmement concentrée en sel et en produits chimiques) est rejeté dans l’environnement. Ces effluents, souvent déversés en mer ou dans des zones côtières sensibles, augmentent la salinité des eaux marines et perturbent les écosystèmes.
 

Des études menées en Espagne et en Arabie Saoudite ont montré que les rejets de saumure issus du dessalement réduisent la biodiversité marine et altèrent les habitats côtiers, notamment les récifs coralliens et les herbiers marins (UNEP, 2023). À ce jour, le Maroc ne dispose pas encore d’un cadre réglementaire strict pour encadrer ces rejets et limiter leur impact sur l’environnement.
 

Par ailleurs, l’implantation des usines de dessalement modifie l’équilibre hydrique régional. En pompant d’importantes quantités d’eau de mer, ces infrastructures modifient la dynamique des courants côtiers et peuvent, à long terme, affecter la température et la composition chimique des écosystèmes marins.
 

Une privatisation progressive de l’eau ?

L’un des enjeux soulevés par le développement du dessalement est son impact sur la tarification et l’accessibilité de l’eau potable. Le coût élevé de production implique souvent une hausse des prix pour les consommateurs. Dans plusieurs pays où le dessalement est devenu une source principale d’approvisionnement, comme l’Arabie Saoudite, les tarifs de l’eau ont fortement augmenté pour amortir les investissements.
 

Au Maroc, plusieurs projets de dessalement sont financés via des Partenariats Public-Privé (PPP), où des entreprises privées assurent la construction et l’exploitation des usines en échange de concessions sur la distribution de l’eau. Ce modèle pose la question de la privatisation progressive de l’accès à l’eau, un bien public essentiel. Les expériences passées de gestion privée des réseaux d’eau potable au Maroc (Casablanca, Tanger) ont montré que les délégataires appliquent souvent des tarifs et des politiques de recouvrement strictes, parfois au détriment des populations les plus vulnérables.
 

Un outil utile, mais insuffisant sans une gestion intégrée

Malgré ses limites, le dessalement reste une solution nécessaire pour répondre aux besoins croissants en eau, notamment dans les zones côtières à forte densité urbaine. Cependant, il ne peut être considéré comme une solution unique et universelle. Sans une gestion plus efficace de la demande et une diversification des ressources, il risque de devenir une réponse coûteuse et inadaptée à la crise hydrique.
 

Pour éviter une dépendance excessive au dessalement, le Maroc doit impérativement :

Optimiser la consommation d’eau existante en réduisant les pertes dans les réseaux de distribution, qui atteignent 23 % aujourd’hui.

Développer la réutilisation des eaux usées, notamment pour l’irrigation et l’industrie, à l’image de Singapour, où 40 % des besoins en eau sont couverts par cette technologie.

Encourager l’agriculture intelligente et les cultures économes en eau, afin de limiter la pression sur les ressources conventionnelles.

Encadrer la gouvernance du dessalement, en garantissant un accès équitable et en évitant une privatisation déguisée de l’eau potable.
 

Le dessalement est une réponse technique à la crise hydrique, mais il ne doit pas masquer les véritables enjeux de gouvernance et d’optimisation des ressources. Si mal encadré, il pourrait se transformer en une fuite en avant, où l’eau devient un produit coûteux et à forte empreinte écologique, plutôt qu’un droit fondamental accessible à tous.

 




Mardi 18 Mars 2025


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