Anatomie d'une dépendance systémique
Dans la reconfiguration géopolitique du XXIe siècle, la souveraineté numérique émerge comme un enjeu existentiel pour les nations confrontées à des asymétries de pouvoir technologique sans précédent. Le paradoxe contemporain réside dans cette contradiction fondamentale : alors que la promesse originelle du numérique était celle d'une démocratisation et d'une décentralisation, nous assistons à une concentration alarmante du pouvoir digital entre quelques acteurs transnationaux, majoritairement non-européens. Cette centralisation n'est pas un phénomène accessoire mais constitue une restructuration profonde des rapports de force mondiaux, soulevant des interrogations cruciales sur l'autonomie stratégique des États, la viabilité de leurs économies et les libertés fondamentales de leurs citoyens.
L'analogie avec les mécanismes coloniaux historiques, bien que provocatrice, offre une grille de lecture pertinente pour appréhender les dynamiques actuelles. La domination numérique contemporaine reproduit, sous des formes inédites, des schémas d'exploitation et d'aliénation similaires à ceux analysés par Albert Memmi dans son œuvre fondamentale "Portrait du colonisé, précédé du portrait du colon" (1957). Cette perspective nous invite à décoder les structures de pouvoir sous-jacentes qui façonnent l'écosystème numérique mondial.
L'Europe à l'épreuve de la prédation technologique
L'Europe se trouve aujourd'hui dans une position particulièrement vulnérable, confrontée à une double fragilisation : d'une part, l'érosion progressive de sa base industrielle traditionnelle, et d'autre part, sa marginalisation croissante dans l'économie numérique globale. Ce déclassement multidimensionnel se matérialise par une dépendance structurelle envers les plateformes étrangères, principalement américaines et chinoises, qui exercent un contrôle quasi-hégémonique sur des secteurs stratégiques : moteurs de recherche, réseaux sociaux, commerce électronique, services cloud, systèmes d'exploitation et, désormais, intelligence artificielle.
La mécanique de cette domination opère selon des logiques d'extraction et d'asymétrie informationnelle. Les données générées sur le territoire européen sont systématiquement captées, analysées et monétisées par ces acteurs globaux, constituant un capital stratégique qui échappe largement au contrôle européen. Les entreprises locales, particulièrement les PME, se retrouvent dans une position de dépendance structurelle pour accéder à leurs propres marchés et clients. L'innovation endogène se trouve entravée par l'impossibilité d'atteindre une masse critique face à des concurrents disposant de ressources quasi illimitées et bénéficiant d'effets de réseau considérables.
Cette subordination technologique transcende la simple dimension économique pour affecter la souveraineté stratégique et démocratique. Le contrôle des infrastructures numériques critiques – câbles sous-marins, centres de données, plateformes de communication – confère un pouvoir d'influence considérable sur l'information, l'opinion publique et même les processus politiques. Dans ce contexte, l'incapacité à maîtriser sa trajectoire numérique équivaut à une diminution significative de la capacité d'autodétermination collective.
Décoder la relation de dépendance numérique
Pour saisir pleinement la gravité de cette situation, l'analyse d'Albert Memmi sur les mécanismes coloniaux offre un cadre interprétatif éclairant. Dans sa conceptualisation, la relation coloniale constitue une totalité structurante qui définit l'identité même des parties impliquées. Le colonisateur construit une représentation dévalorisante du colonisé pour légitimer son exploitation, tandis que le colonisé, privé de ses repères culturels et historiques, subit une aliénation profonde, étant simultanément détaché de ses origines et exclu d'une intégration véritable.
Cette grille d'analyse, transposée au contexte numérique contemporain, met en lumière des dynamiques analogues. Les "colonisateurs numériques" – grandes plateformes et puissances technologiques – définissent unilatéralement les règles et standards de l'écosystème digital, tout en extrayant une valeur considérable des données et marchés des territoires dépendants. L'idéologie sous-jacente à cette domination est celle d'une innovation prétendument universelle et bénéfique, occultant les rapports de force et les logiques d'appropriation qui la sous-tendent.
Les "colonisés numériques" – entreprises et citoyens des régions dominées – se retrouvent dans une situation paradoxale d'aliénation technologique : ils utilisent quotidiennement des outils dont ils ne maîtrisent ni le fonctionnement interne, ni la gouvernance des données, ni l'évolution des algorithmes qui façonnent leur expérience numérique. Leur identité digitale est définie et contrôlée par des plateformes externes, dans une dynamique qui reproduit l'impossibilité pour le colonisé de Memmi de s'intégrer pleinement tout en étant déraciné.
Stratégies de reconquête : L'impératif d'une autonomie reconstruite
Face à ce constat critique, l'Europe doit impérativement s'engager dans un processus de reconstruction de sa souveraineté numérique et industrielle. Cette trajectoire nécessitera une transformation profonde, s'inscrivant dans la durée et exigeant une volonté politique soutenue pour surmonter les résistances internes et externes.
La première étape consiste en une prise de conscience collective de l'urgence stratégique de la situation. L'illusion d'un marché mondial naturellement équilibré a contribué à la vulnérabilité actuelle. Il devient impératif de reconnaître que les grandes puissances mondiales défendent leurs intérêts technologiques avec détermination, et que l'Europe doit développer une approche similaire, en surmontant ses divisions internes pour parler d'une seule voix sur la scène internationale.
La reconquête de la souveraineté technologique requiert une mobilisation coordonnée de plusieurs leviers complémentaires :
1. Un investissement massif et ciblé : L'orientation prioritaire du capital européen vers le développement d'infrastructures numériques stratégiques (5G, fibre, cloud souverain) et la recherche dans les technologies critiques (IA, cybersécurité, quantique) constitue un prérequis indispensable, nécessitant un engagement financier substantiel, tant public que privé.
2. Un cadre réglementaire structurant : Les initiatives européennes comme le RGPD, le Digital Markets Act et le Digital Services Act représentent des avancées significatives pour rééquilibrer les rapports de force avec les plateformes dominantes. Ces dispositifs doivent être pleinement opérationnalisés et renforcés pour contrecarrer efficacement les stratégies d'évitement déployées par les acteurs dominants.
3. L'émergence d'un écosystème entrepreneurial européen : Au-delà de la régulation, l'Europe doit activement soutenir la création et la croissance d'entreprises technologiques européennes capables de rivaliser à l'échelle mondiale dans des secteurs stratégiques, via des mécanismes de financement adaptés, un accès privilégié aux marchés publics et un environnement réglementaire favorable à l'innovation endogène.
4. La souveraineté des données : Les données constituant la ressource stratégique fondamentale de l'économie numérique, l'Europe doit garantir la maîtrise effective de ses données, qu'elles soient personnelles, industrielles ou publiques, à travers la création d'espaces européens de données sécurisés et le renforcement substantiel de ses capacités en cybersécurité.
5. Le développement d'un capital humain spécialisé : La formation massive aux compétences numériques avancées, de l'école primaire à l'enseignement supérieur et à la formation continue, représente un investissement fondamental pour permettre à l'Europe de concevoir, développer et maîtriser les technologies critiques de demain.
Les Pays émergents face au dilemme de la souveraineté numérique : le cas du Maroc
Si la situation européenne est préoccupante, celle des pays émergents comme le Maroc présente des défis encore plus aigus, dans un contexte de ressources limitées et de vulnérabilités structurelles amplifiées. Le Maroc, à l'instar d'autres économies en développement, a réalisé des investissements significatifs dans ses infrastructures numériques fondamentales et connaît une adoption accélérée des technologies digitales. Cependant, cette transformation s'opère dans un environnement où l'architecture technique, les standards et les plateformes dominantes sont définis en dehors de ses frontières et de sa sphère d'influence.
La dépendance envers les écosystèmes numériques étrangers y prend des formes particulièrement prononcées : les données des citoyens et des entreprises marocaines sont majoritairement hébergées et traitées par des entités soumises à des juridictions étrangères, tandis que les startups locales peinent à rivaliser avec les géants mondiaux pour attirer les financements nécessaires et accéder à des marchés significatifs.
Face à ces contraintes structurelles, l'idée qu'un pays comme le Maroc puisse "s'en sortir seul" relève davantage de l'illusion que d'une perspective réaliste. La construction d'une forme adaptée de souveraineté numérique nécessite une stratégie multidimensionnelle combinant :
1. Le développement d'infrastructures critiques nationales pour réduire la dépendance externe et garantir une résilience minimale.
2. Un soutien stratégique à l'innovation locale dans des secteurs de niche où le Maroc peut développer des avantages comparatifs, régionaux ou sectoriels.
3. Un investissement substantiel dans la formation aux métiers du numérique pour constituer un vivier de talents capables d'innover localement et limiter la fuite des compétences.
4. L'établissement d'un cadre juridique robuste en matière de protection des données, de cybersécurité et de régulation de l'économie numérique.
5. Le renforcement des coopérations régionales et internationales, particulièrement avec l'Europe et l'Afrique, pour constituer des marchés de taille critique et mutualiser les efforts d'innovation.
La situation de dépendance numérique et industrielle que connaissent l'Europe et, a fortiori, les pays émergents comme le Maroc, a atteint un seuil critique qui appelle une réponse stratégique coordonnée. L'analyse des mécanismes sous-jacents à cette dépendance, éclairée par les travaux de Memmi sur les dynamiques coloniales, révèle la profondeur du défi : reconquérir une forme de souveraineté compromise par la domination de quelques acteurs globaux et l'extraction systématique de valeur et de données.
Ce constat, loin d'induire une résignation fataliste, doit catalyser une mobilisation collective ambitieuse. Il souligne l'urgence pour l'Europe de s'engager résolument dans une stratégie de reconquête de son autonomie technologique par des investissements massifs dans les infrastructures et l'innovation, une régulation efficace des plateformes dominantes, et un soutien structurel à l'émergence d'alternatives européennes viables.
Pour les pays émergents, la voie vers une forme adaptée de souveraineté numérique passe nécessairement par des stratégies nationales différenciées, mais également par une coopération régionale et internationale renforcée, seule à même de contrebalancer la puissance des acteurs dominants.
L'ère d'une acceptation passive des déséquilibres numériques mondiaux est révolue. La préservation de l'autonomie stratégique dans l'espace digital constitue désormais un impératif catégorique pour les nations soucieuses de maîtriser leur trajectoire dans un monde où la domination technologique est devenue le principal vecteur d'influence et de pouvoir.
Par Hicham EL AADNANI
Consultant en intelligence stratégique