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La géopolitique des accords de libre-échange : le cas maroco-américain face aux tensions sino-américaines




Par Hicham EL AADNANI Consultant en intelligence stratégique

À l'heure où les tensions commerciales entre grandes puissances reconfigurent l'échiquier économique mondial, les accords de libre-échange deviennent des instruments stratégiques dépassant leur simple dimension commerciale. L’ALE entre Washington et Rabat, entré en vigueur en 2006, se trouve aujourd'hui au centre d'une campagne médiatique, probablement orchestrée, et qui soulève des questions fondamentales sur l'articulation entre commerce international, souveraineté économique et jeux d'influence géopolitique. Cette controverse émerge dans un contexte particulier : l'ascension de Donald Trump à la présidence américaine et sa vision protectionniste réaffirmée, conjuguée à l'implantation croissante d'investissements chinois au Maroc, notamment dans le secteur stratégique des batteries électriques. L'analyse de cette situation révèle les dynamiques complexes qui sous-tendent les relations commerciales contemporaines et les narratifs médiatiques qui les accompagnent, tout en mettant en lumière les stratégies de positionnement d'un pays émergent comme le Maroc dans un monde multipolaire en recomposition.

Anatomie d'une campagne de désinformation : enjeux et acteurs

La campagne médiatique visant l'accord de libre-échange maroco-américain s'inscrit dans une stratégie d'influence caractéristique des guerres commerciales contemporaines. Orchestrée, dès mars 2023, par des think tanks et relayée par des médias internationaux et nationaux, elle repose sur un argumentaire central : la Chine exploiterait le territoire marocain comme plateforme de contournement des barrières douanières américaines, particulièrement dans le secteur des batteries électriques. Ce narratif a refait surface depuis l'élection de Donald Trump, figure emblématique du protectionnisme économique.
L'analyse de cette campagne révèle une mécanique d'influence sophistiquée. Des articles, pour certains sponsorisés, présentent comme factuel ce qui relève de l'hypothèse contestable. La répétition systématique de l'argument de "contournement chinois" construit progressivement une perception de risque, amplifiée par sa reprise dans certains médias marocains et sur les réseaux sociaux qui, paradoxalement, contribuent à légitimer un discours potentiellement préjudiciable aux intérêts nationaux.
Cette stratégie discursive s'appuie sur l'exploitation de vulnérabilités cognitives bien identifiées : la simplification excessive de mécanismes économiques complexes, l'activation de cadres de référence géopolitiques préexistants (méfiance envers la Chine), et la présentation sélective de données économiques hors contexte. La circulation de ces narratifs dans l'espace médiatique traduit les tensions fondamentales entre vérité factuelle et persuasion stratégique dans la communication économique internationale.

Réalités économiques versus perceptions construites

Un examen approfondi des données économiques révèle l'inadéquation entre les accusations formulées et la réalité des échanges commerciaux. Contrairement à la représentation médiatique dominante, l'accord de libre-échange entre le Maroc et les États-Unis présente des caractéristiques structurelles qui contredisent la thèse d'une menace pour l'économie américaine.
La balance commerciale entre les deux pays demeure significativement déficitaire pour Rabat, avec un déficit atteignant 1,8 milliard de dollars en 2023 selon l'Office des Changes marocain. Cette asymétrie fondamentale s'explique notamment par la prédominance des exportations américaines dans des secteurs stratégiques comme les céréales et le matériel aéronautique, qui représentent près de la moitié des échanges bilatéraux. Dans ce contexte, l'affirmation selon laquelle le Maroc constituerait une menace commerciale pour les États-Unis apparaît en contradiction avec les données empiriques.

La mise en perspective comparative renforce ce constat. Les excédents commerciaux avec les États-Unis atteignent 361 milliards de dollars pour la Chine, 172 milliards pour le Mexique et 72 milliards pour l'Allemagne. Le Maroc, avec son déficit structurel, se situe dans une catégorie radicalement différente qui ne justifie pas l'application des critères de révision tarifaire habituellement réservés aux partenaires commerciaux générant des surplus supérieurs à 100 milliards de dollars.

Concernant les investissements chinois au Maroc, l'analyse des projets industriels révèle une logique de développement économique intégré plutôt qu'une stratégie de contournement tarifaire. Les usines chinoises implantées dans le royaume atteignent un taux d'intégration locale près de 60%, dépassant significativement le seuil minimal de 35% exigé par l'accord de libre-échange. Cette réalité traduit une volonté d'ancrage territorial durable, caractérisée par des transferts technologiques et la création d'une chaîne de valeur locale substantielle.

Convergences stratégiques insoupçonnées et reconfigurations géopolitiques

La dimension géopolitique de cette controverse révèle des paradoxes fascinants. Contrairement à la représentation dichotomique opposant intérêts américains et chinois, l'implantation d'investissements chinois au Maroc peut servir les intérêts stratégiques de Washington à plusieurs niveaux.

Premièrement, l'accès à des composants produits localement contribue à la compétitivité de l'industrie américaine des véhicules électriques, permettant une réduction substantielle des coûts de production. Deuxièmement, la diversification géographique des chaînes d'approvisionnement renforce la sécurité économique américaine face aux risques de rupture d'approvisionnement en cas de crise sino-américaine. Le Maroc constitue ainsi une forme d'assurance stratégique, garantissant une continuité productive indépendamment des fluctuations géopolitiques.

L'émergence d'un écosystème industriel marocain dans le secteur des batteries électriques illustre cette dynamique. BTR New Material Group, dont l’usine à Tanger sera achevée en 2026, fournit simultanément des constructeurs américains (Tesla) et chinois (BYD, CATL). Cette usine créera un point de convergence économique qui transcende les rivalités géopolitiques. Cette configuration de "pont stratégique" entre puissances concurrentes représente une innovation dans l'architecture des relations économiques internationales.

Cette position d'équilibriste du Maroc s'inscrit dans une vision stratégique plus large. Le royaume a développé une politique d'alliances diversifiées, combinant son statut avancé avec l'Union européenne, son partenariat historique avec les États-Unis et son adhésion à l'initiative chinoise "Belt and Road". Cette configuration triangulaire lui permet de maximiser son autonomie stratégique tout en minimisant les risques de dépendance excessive envers une seule puissance.

Perspectives d'avenir : entre développement industriel et recomposition des alliances

L'analyse prospective de cette situation révèle des enjeux fondamentaux pour l'avenir des relations commerciales internationales. Le Maroc construit un écosystème industriel ambitieux dans le secteur des batteries électriques, « Nous sommes en train de travailler pour constituer un portefeuille de 400 milliards de dirhams exclusivement au niveau de la chaîne de valeur de la batterie à l’horizon 2030 », avait annoncé Ryad Mezzour, ministre de l’Industrie et du Commerce. Le ministère mise sur deux grands atouts que le Maroc a à faire prévaloir. L’un d’entre eux et non des moindres est que le Royaume a une très bonne position concurrentielle sur les batteries au lithium. L’autre argument de taille est que le Maroc est un pays producteur de voitures thermiques et de voitures électriques dont le marché va connaître très prochainement une forte expansion en termes de volume.

Les projections à l'horizon 2030 suggèrent une contribution significative du Maroc à la production mondiale de composants critiques pour la transition énergétique, notamment dans le segment des cathodes lithium-fer-phosphate. Cette évolution traduit une ambition de montée en gamme dans les chaînes de valeur globales, transformant une économie traditionnellement dépendante en hub industriel intégré.

Simultanément, la reconfiguration des alliances économiques mondiales crée un contexte d'incertitude stratégique. La polarisation croissante entre les États-Unis et la Chine oblige les puissances moyennes à définir des stratégies de positionnement complexes. Le Maroc illustre l'émergence d'une approche multilatérale flexible, cherchant à maintenir des relations productives avec les différents pôles de l'économie mondiale tout en préservant une marge de manœuvre stratégique.
Cette dynamique s'inscrit dans un contexte plus large de transformation des paradigmes du développement économique. Le modèle marocain combine ouverture commerciale et politique industrielle active, cherchant à maximiser les bénéfices de l'intégration mondiale tout en développant des capacités productives nationales. Cette approche représente une alternative potentielle aux modèles de développement traditionnels, particulièrement pertinente pour les économies émergentes confrontées à des défis similaires.

Conclusion

L'analyse approfondie de la controverse entourant l'accord de libre-échange maroco-américain révèle les transformations profondes qui affectent l'économie politique internationale contemporaine. Au-delà des narratifs médiatiques simplificateurs, cette situation illustre la complexité des interactions entre commerce, géopolitique et développement économique dans un monde en recomposition.

La position du Maroc comme point de convergence entre intérêts américains et chinois représente une innovation stratégique significative. Loin d'être une simple plateforme de contournement tarifaire, le royaume développe un modèle d'intégration économique sophistiqué qui lui permet de naviguer entre grandes puissances tout en poursuivant ses objectifs de développement industriel.

Cette configuration reflète l'émergence de nouvelles formes d'autonomie stratégique dans un contexte de rivalité sino-américaine intensifiée. Pour les puissances moyennes et les économies émergentes, la capacité à maintenir des relations productives avec différents pôles économiques devient un atout majeur, permettant de transformer les tensions géopolitiques en opportunités de développement.

La controverse médiatique autour de cet accord commercial révèle ainsi, en filigrane, les transformations profondes qui affectent l'ordre économique international et les stratégies adaptatives développées par les acteurs intermédiaires. Elle illustre la nécessité d'approches analytiques nuancées, capables de saisir la complexité des dynamiques contemporaines au-delà des représentations binaires qui dominent souvent le discours public sur les relations économiques internationales.

Par Hicham EL AADNANI
Consultant en intelligence stratégique 



Samedi 15 Mars 2025


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