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- J’ai une information pour toi, khouya, mais je ne sais pas si tu peux la publier.
Rachid me sert ma tasse de café avec un large sourire, alors que je viens à peine de m’attabler. Autant de prévenance de sa part est plus que suspecte. Et la fameuse « information » qu’il voudrait me voir publier doit l’être tout autant.
- Vas-y vieux roublard, sors ce que tu as dans ton sac. Je vois déjà venir l’un de tes coups tordus.
- Eh bien, nous, membres de la sainte congrégation des serveurs de café, avons décidé qu’il faudrait désormais passer un concours, très sélectif par ailleurs, pour avoir le droit d’exercer notre noble profession.
- C’est une bonne nouvelle pour votre profession, pour en améliorer le niveau de compétence et l’image de marque. Mais, sans vouloir te vexer, je me demande si tu aurais pu avoir la moindre chance d’être admis à un tel concours.
Rachid éclate de rire, nullement froissé par ma pique de provocation. Ce qui me rend encore plus suspicieux.
- Je vois que tu n’as rien compris. Mais attend que j’aille prendre la commande d’un client qui vient d’arriver et je reviens tout t’expliquer, pauvre scribouillard.
Je regarde Rachid, plateau à la main, se présenter devant un fringant jeune homme habillé d’une combinaison de travail bleue, toute son attention concentrée sur l’écran de son téléphone portable, comme si sa vie en dépendait. Puis je vois Rachid me désigner à ce jeune homme du doigt et là, tous mes voyants passent au rouge.
Rachid me présente le jeune homme, un certain Omar, qui serait plombier.
- C’est un ami journaliste. Je viens de lui parler de notre projet de lancer un concours d’accès à la profession de serveur de café.
Puis, il se retourne vers moi et m’explique :
- Les plombiers ont également décidé de protéger leur profession des intrus en sélectionnant, par concours, ceux qui ont le droit de prétendre au statut.
Eberlué, je les regarde tous les deux, sans savoir quoi dire exactement. Je me contente de banalités, en attendant que ce filou de Rachid dévoile son jeu.
- Cela fait plaisir de constater que vous êtes tous motivés pour structurer vos professions et n’y admettre que les plus méritants.
- Je t’avais dis que tu n’avais rien compris. Maintenant, je vais t’expliquer.
Rachid pose son plateau sur la table, s’assoit, sors une cigarette et l’allume.
- Il n’est nullement question de promouvoir la compétence, pauvre naïf. Notre objectif est de nous assurer que nos enfants pourront exercer les mêmes professions que nous, et ce sans la concurrence « déloyale » de ceux dont les parents ne sont pas assez pauvres pour encourager leur descendance à exercer des professions aussi mal payées. Nous allons nous même organiser les concours annuels et veiller à ce que seuls nos enfants puissent y réussir.
Peu importe que nos enfants soient suffisamment compétents ou pas pour devenir serveurs de café ou plombiers, le critère de la compétence est devenu totalement obsolète. L’essentiel est que nous, parents pauvres, qui ont consenti le sacrifice de vivre dans la misère, voyons nos enfants s’assurer d’un avenir, qui est en fait tout aussi misérable, mais où ils pourront au moins manger à leur faim.
Peu importe que nos enfants soient suffisamment compétents ou pas pour devenir serveurs de café ou plombiers, le critère de la compétence est devenu totalement obsolète. L’essentiel est que nous, parents pauvres, qui ont consenti le sacrifice de vivre dans la misère, voyons nos enfants s’assurer d’un avenir, qui est en fait tout aussi misérable, mais où ils pourront au moins manger à leur faim.
Et c’est Omar, le plombier, qui poursuit.
- Il est quand même intolérable que les enfants de parents riches soient assurés d’exercer certaines professions et les nôtres, non. Le népotisme est désormais notre crédo affiché. Tenez, par exemple, tout lauréat d’un établissement d’enseignement supérieur étranger n’aura pas le droit de devenir plombier. Bien sûr, il n’y a aucune loi qui l’interdit, mais nous allons nous débrouiller, lors des concours, pour les éliminer très discrètement et privilégier nos enfants. Non, mais… si mêmes les enfants de riches peuvent devenir plombiers, où va-t-on ?
- Vous vous moquez de moi ? Depuis quand les enfants de riches veulent devenir plombiers ou serveurs de café ? Vous avez fumé de la moquette ?
Rachid éteint se cigarette et me répond.
- C’est une question de principe, mon cher ami. Que chacun reste à sa place, la mixité sociale n’a plus droit de cité. Et nous devons défendre nos « privilèges » de classe. Tout le monde sait que l’ascenseur social est en panne depuis très longtemps. Seuls les politiciens prétendent le contraire, pendant les campagnes électorales. Puisque les parents riches ont cadenassé l’accès aux professions les plus lucratives, afin de les réserver à leurs seuls enfants, n’est-il pas équitable que l’on fasse de même avec nos enfants pour qu’ils puissent au moins hériter de nos professions de misère ?
- Je ne crois pas que vous allez déranger grand monde avec cette idée saugrenue, les riches ne vous jalousent pas vos emplois à bas salaires.
Là, c’est Omar qui réagit.
- Ce que vous dîtes est bien vrai, sauf que ceux qui se trouvent en haut de la pyramide sociale peuvent toujours dégringoler. Alors que nous, qui sommes déjà en bas de l’échelle sociale, si nos enfants n’ont, de toute évidence, aucune chance de grimper, quels que soient les efforts qu’ils peuvent déployer, ils ne risquent pas, non plus, de chuter.
- Et vous ne ressentez aucune honte à avouer que vous voulez truquer des concours pour privilégier vos enfants ?
- Pourquoi serions-nous les seuls à ressentir de la gêne pour ce que font déjà, avec effronterie, les plus instruits et aisés ?
Je bois ce qui reste de ma tasse de café, qui a déjà refroidi, je règle ma note et je m’empresse de m’éloigner, avec un profond sentiment de malaise.
Le sous-entendu du message de Rachid et Omar est en fait explicite dans son habillage ironique. Les valeurs sont facilement perdues dans une société quand règne parmi les élites la règle du : « faîtes ce que je dis, pas ce que je fais ». Après quoi, le délitement…
Le sous-entendu du message de Rachid et Omar est en fait explicite dans son habillage ironique. Les valeurs sont facilement perdues dans une société quand règne parmi les élites la règle du : « faîtes ce que je dis, pas ce que je fais ». Après quoi, le délitement…