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Par Ikbal SAYAH Directeur du Pôle des Etudes Générales Observatoire National du Développement Humain
Le Maroc n’y échappe pas et doit s’aligner sur ce nouveau paradigme qui met l’accent sur la production, les emplois et le développement local. Les questions du sens de l’action publique et de l’égalité des citoyens et des territoires deviennent prégnantes, ce qui questionne l’efficacité, la cohérence et l’efficience des politiques publiques. Ces enjeux imposent une nouvelle intelligence de l’action publique si l’on veut répondre avec force et déterminations aux défis d’envergure devant lesquels se tient notre pays et soutenir la vision de Sa Majesté Mohammed VI visant l’émergence d’une nation prospère et résiliente, qui donne une chance réelle et redonne la foi en l’avenir à chaque citoyen.
Les connaissances évaluatives sont donc appelées à jouer un rôle crucial pour soutenir ces aspirations Royales. Les institutions publiques seront largement sollicitées, ce qui impose de renforcer le pilotage des politiques publiques et d’inventer de nouveaux rapports entre les institutions et les citoyens.
L’heure est bien à l’évaluation des politiques publiques. La prise de conscience quant à sa nécessité remonte aux années 1990 et l’ambition de faire progresser la démarche évaluative est inscrite dans notre droit par deux réformes fondamentales. La première, dans l’ordre chronologique, concerne l’adoption de la Constitution de 2011 qui a consacré fondamentalement le principe de l’évaluation des politiques publiques. La deuxième, qui a trait à l’élaboration de la loi organique relative aux lois de finances de 2015, traduit la volonté forte d’inscrire l’action publique dans une perspective de performances. La LOLF mentionne explicitement l’évaluation, conduisant les ministères à améliorer leurs systèmes d’informations et à s’intéresser plus aux résultats qu’aux moyens affectés aux politiques publiques.
L’évaluation figure, à un titre ou à un autre, parmi les missions de plusieurs instances étatiques qui, a fil des ans, se sont dotées de ressources humaines et d’outils dédiés. Il s’agit alors autant d’atouts institutionnels pour réaliser des évaluations de politiques publiques de qualité, susceptibles de faire progresser la connaissance de leur efficacité pour redonner du sens à leur utilité.
De plus, le bilan en termes de production de rapports d’évaluation ne cesse de s’améliorer. Les travaux évaluatifs sont réalisés dans des délais de plus en plus courts et établis en synergie avec les départements ministériels concernés, ce qui montre que l’utilité et la portée opérationnelle de l’évaluation se renforcent, apportant ainsi sa singularité dans le pilotage et la conduite de l’action publique. Les recommandations émises par les différentes instances d’évaluation ont utilement été mises à profit pour améliorer certains dispositifs publics. En l’occurrence, l’évaluation du RAMED a servi pour repenser la santé publique dans notre pays, depuis la prévention jusqu’aux moyens de l’hôpital. Celle des deux premières phases de l’INDH a contribué à recentrer ce chantier d’envergure sur la promotion du capital humain en général et des générations montantes en particulier, tout en poursuivant l’appui aux catégories en situation difficile et la lutte contre la précarité.
Cependant, le nombre d’évaluations réalisées demeure limité, ce qui montre que l’évaluation des politiques publiques ne s’est pas encore érigée comme outil de débat et de décision au Maroc. Aussi, outre les enjeux de l’indispensable structuration de son cadre institutionnel, l’évaluation doit changer de braquet sur quatre points.
D’abord, il faut que s’opère un véritable décloisonnement entre la sphère publique et le monde universitaire. L’évaluation ne peut être qu’institutionnelle et doit s’appuyer également sur les travaux universitaires. Du fait de son caractère global, l’évaluation d’une politique publique donnée ne peut se satisfaire d’un exercice de mesures d’impacts, mais implique un retour critique sur la façon dont elle est mise en œuvre, la réaction des usagers et des aspects sociologiques. Or ce type de questionnements ne peut être déployé que dans un processus exigeant, bénéficiant de connaissances pluridisciplinaires parfois complexes destinées à porter un regard enrichi sur l’action publique.
En deuxième lieu, l’accès à de grandes bases de données validées s’avère indispensable. Au cours de ces dernières années, le Maroc a amélioré son classement relatif à l’ouverture des données pour occuper, en 2022, la 25ème place parmi 193 pays évalués par l’Observatoire des données ouvertes (Open Data Watch). Néanmoins, des modifications législatives apparaissent nécessaires pour permettre aux chercheurs nationaux et étrangers d’accéder aux données de manière sécurisée et, in fine, de favoriser un foisonnement de travaux évaluatifs sur les politiques publiques à l’œuvre dans notre pays.
En outre, l’idée commence à rentrer dans les esprits selon laquelle la bonne mise en œuvre des politiques publiques exige de développer la pratique des expérimentations (qui ne valent que par leur évaluation). Elle demande aussi de recueillir des données afin d’une part, d’appréhender les facteurs causaux et, de l’autre, accéder aux perceptions des citoyens, à leurs connaissances, à leur compréhension, à leurs attitudes et à leurs points de vue. La collecte de ce deuxième type de données est en effet essentielle si l’on veut rendre les citoyens acteurs de politiques qu’ils ont souvent le sentiment de subir ou dont ils ne maîtrisent pas tous les enjeux. Bien entendu, cela suppose des moyens nouveaux. Mais ils feront de l’évaluation l’occasion de nouveaux modes de participation à l’élaboration et à l’analyse des politiques, mais aussi d’ouvrir le débat sur des choix de société qui engagent notre futur.
Troisièmement, l’atout que représente l’évaluation doit être véritablement exploité par les décideurs, Sinon, l’exercice reste purement formel, sans conséquence, alors qu’il faut un enjeu réel. L’Etat finance un grand nombre de dispositifs d’intervention ainsi que de dépenses fiscales. Mais sont-ils tous utiles ? Cette utilité doit faire l’objet d’évaluations sur la base desquelles des choix sont effectués, notamment en termes de rectification, voire de suppression des dispositifs les moins efficaces et de renforcement des plus performants. Une telle démarche ne ferait qu’ancrer davantage la culture évaluative dans nos pratiques administratives.
Il reste que dans ce contexte, l’enjeu du renforcement quantitatif et qualitatif des ressources humaines devient essentiel. Les administrations, tant centrales que territoriales, et les institutions doivent disposer des compétences nécessaires pour concevoir et mettre en œuvre des évaluations dans les temps, en vue d’améliorer la performance de l’action publique. Dans ce cadre, il y a lieu de noter le rôle important que devront remplir les Universités marocaines en vue d’alimenter un vivier d’évaluateurs professionnels, rompus aux méthodologies d’évaluation les plus exigeantes, pleinement préparés aux métiers de l’expertise de l’action publique, en en mesure de bousculer les pratiques et les usages de l’évaluation.
Mais la mise en place d’un dispositif législatif et institutionnel d’évaluation, aussi performant soit-il, ne serait pas suffisante à elle seule pour améliorer l’efficacité des politiques publiques. Elle implique aussi, pour notre pays, de veiller à la convergence des politiques publiques à travers un cadre normatif dédié. Ce cadre servirait de référentiel central pour le pays et permettrait de mettre en place des mécanismes de convergence dès l’élaboration de ces dernières, et fera office de critère d’évaluation, une fois déployées. De cette manière, le pays mettrait en place les garde-fous nécessaires pour la formulation et l’adoption de politiques publiques cohérentes, complémentaires et harmonieuses, à même de maximiser leur impact concret sur la vie quotidienne des citoyennes et citoyens de notre pays.
En fin de compte, au Maroc, il existe encore des marges de progrès pour faire de l’évaluation un outil de politique publique, porteur d’ouverture et de changement. L’on peut néanmoins attendre de travaux toujours plus nombreux, et de qualité, un écho croissant qui consacrera définitivement l’utilité globale des évaluations, contribuant à ancrer l’évaluation dans le cycle de la décision publique et à nourrir de nouveaux modes d’action conjuguant progrès économique, durabilité environnementale et justice sociale.
Par ailleurs, la création d’un ministère dédié à la convergence et à l’évaluation des politiques publiques constitue un saut qualitatif d’importance dans l’évolution de la relation entre l’exécutif et l’évaluation. Celle-ci se hisse désormais au rang de politique publique, inscrite dans la durée, et mérite, en tant que telle, toute sa place au plus haut de l’agenda des décideurs.
Les chantiers phares du Royaume (refondation de l’Etat social, mise à niveau des systèmes de santé et d’éducation, réforme du Code de la Famille, organisation de la Coupe du monde en 2030, etc.) sont en outre l’occasion idoine pour organiser des cadres innovants pour lever les freins traditionnels de l’évaluation. L’établissement d’accords-cadres de longue durée permettrait sans doute de se donner les moyens de mettre en évidence les conditions nécessaires à la génération d’impacts structurants à long terme, et d’en assurer la pérennité.