J’ai vu The Goat Life…


Le film « The Goat Life » ou La vie de chèvre, qui raconte l’histoire vraie d’un indien détenu contre son gré en Arabie saoudite, durant plusieurs années en tant que berger dans le désert, par un « Kafeel » ou garant, diffusé sur Netflix et qui a provoqué des remous dans les pays du golfe persique, a déjà été vu 1 milliard de fois. L’histoire de Najeeb Mohammad, qui est parti chercher du travail en Arabie saoudite, dans les années 90, comme des millions de ses semblables originaires du sud-est asiatique et du monde arabo-musulman, est racontée ici avec beaucoup de justesse et d’émotion, 3 années de souffrances résumées en 3h de temps que dure le film, sans salaire et sans conditions de vie et de travail descentes, même si en réalité, Najeeb a enduré une galère de 10 années chez les bédouins, cinq ans en tant qu’esclave-berger et cinq années en prison après avoir tué son esclavagiste de Kafeel.



Par Rachid Boufous

Le système du Kafeel ou « garant » a été introduit par les anglais au Moyen-Orient durant les années 30, notamment à Bahreïn pour contrôler les pêcheurs de perles venus d’Inde. Depuis, ce système a été imité par tous les pays du Moyen-Orient et même par Israël jusqu’en 2006, où une loi l’a interdit dans ce pays. Ils sera aussi interdit aux émirats, au Qatar et en Arabie saoudite successivement durant les 15 dernières années. 
Pour faire simple, jusqu’à l’abolition du système de la Kafala, chaque individu qui voulait travailler au Moyen-Orient, devait se trouver un garant ou sponsor, dénommé Kafeel. Ce «protecteur» se chargeait de tous les papiers administratifs relatifs à ces émigrés et se portait garant d’eux vis-à-vis de l’administration en cas de problème. 

En échange, le « protégé » lui reversait une partie de son salaire, ne pouvait pas quitter le pays, ou chercher un autre emploi sans l’accord de son Kafeel. 
D’ailleurs, ce dernier gardait le passeport de ou de ses « protégés » dès leur arrivée dans le pays, afin qu’ils ne puissent pas le quitter quand ça leur chante…

D’un autre côté, il était important et vital pour ces pays pétroliers de veiller au contrôle strict de ces populations étrangères quitte à ne pas leur permettre d’obtenir la nationalité du pays d’accueil. Et au moindre problème, l’immigré fautif était renvoyé illico dans son pays d’origine avec interdiction définitive de retourner dans le pays où il travaillait. 

L’émigration de travail vers le Golfe commence à partir des années 1950 pour les plus anciens producteurs de pétrole, se généralisant et s’intensifiant à partir de la décennie 1970. Elle se poursuit encore aujourd’hui alors que la variété de l’origine des migrants ne cesse de s’élargir. Au milieu des années 2000, les pays du CCG rassemblent environ 33,5 millions d’habitants, soit 0,5 % de la population mondiale, dont 12,5 millions d’étrangers, soit 6,5 % des 191 millions de migrants mondiaux.

Les flux d’étrangers proviennent surtout d’Asie du Sud (l’Inde, le Pakistan, le Bengladesh, le Sri Lanka, le Népal envoient, cumulés, près de 7 millions de personnes dans les pays du CCG). Les Indiens, plus de 3.200.000, constituent le premier groupe d’étrangers devant les Pakistanais, environ 1.700.000. L’extension vers l’Est du recrutement, sensible dès les années 1980, se poursuit, puisque 250.000 Indonésiens et 750.000 Philippins vivent aujourd’hui dans les pays du golfe persique qui accueillent aussi Coréens du sud et Thaïlandais. Depuis quelques années, ce sont les migrants chinois qui arrivent.

Avec le temps, le boom pétrolier aidant, il y’a eu des millions de gens qui sont donc venus chercher fortune dans les pays du golfe à telle enseigne que ces immigrés économiques représentent plus de 80% des habitants de certains pays lilliputiens comme le Qatar, Bahreïn, les émirats ou le Koweït. 

Les citoyens d’origine de ce pays ne voulant pas travailler péniblement, alors qu’ils bénéficiaient d’une rente pétrolière très avantageuse se mirent à « importer » en masse des gens pour faire tous les boulots et métiers à leur place. Cela va de la nurse philippine à la bonne indonésienne, le chauffeur indien ou pakistanais, le balayeur srilankais, le médecin palestinien, le yéménite vendeur ou commerçant, le serveur ou le cuisinier marocain, la prostituée algérienne ou marocaine, le chanteur libanais, l’instituteur ou l’ingénieur égyptien, le manager libanais ou syrien et l’adjoint du patron toujours anglais ou américain. À chaque nationalité, sa spécialité, en fonction de ses talents cachés ou non… !

Et il y’a plusieurs catégories d’immigrés dans ce pays, selon leurs origines et revenus. Les occidentaux sont les plus choyés, envoyés souvent par leur entreprises ou avec des contrats locaux spéciaux, résident dans des ghettos pour riches, entre eux. Les arabes immigrés font partie de la classe moyenne du pays hôte, quant aux autres, surtout originaires d’Inde du Pakistan, du Sri-lanka ou du sud-est asiatique, ils se débrouillent comme ils le peuvent, logés souvent dans des conditions précaires, sans voix au chapitre et souvent maltraités par leurs Kafeels ou employeurs, vivant en quasi esclavage avec des salaires de misère. Les organisations humanitaires avaient déjà relevé le cas de ces milliers de travailleurs au Qatar lors de la construction des infrastructures devant accueillir la coupe du monde 2023.

Certes le film « The Goat Life » a beaucoup énervé les saoudiens et notamment Bin Salman, vu que le prince dit « Momo la tronçonneuse » depuis qu’il a fait hacher menu un journaliste saoudien opposant dans un consulat saoudien en Turquie ; a gaspillé des dizaines de milliards de dollars pour redorer l’image de son pays et de son règne, ternie par des problèmes liés aux libertés individuelles, à la cause des femmes ou à la liberté d’expression, toutes muselées au pays des Ibn Seouds. 

Et voilà qu’un film indien, tourné avec très peu de moyens dans le désert algérien, vient tout mettre à plat et rendre chèvres tous les saoudiens. Il y’a de quoi peter un câble effectivement et chercher par tous les moyens à contrer cette mauvaise publicité faite au royaume wahabite. 

Depuis, on ne voit plus sur les réseaux que de gentils saoudiens qui offrent des téléphones à leurs protégés, partageant des repas gargantuesques avec eux ou leur promettre de les payer après des dizaines d’années passées sans salaire, à travailler sous la chaleur écrasante du désert, comme ce berger yéménite qui n’avait pas touché de salaire depuis 21 ans, qu’il travaillait en Arabie saoudite et dont on peut voir la vidéo sur les réseaux sociaux…

La question de l’asservissement des individus, voire de l’esclavage, n’est pas nouvelle dans l’histoire de l’humanité. La notion de « tout travail mérite un salaire » n’est venue qu’assez tardivement pour enjoliver l’exploitation des êtres humains par leurs semblables, quand le travail fourni est dégradant, exécuté dans des conditions dégradantes et humiliantes pour celui ou celle qui le fait. 

La pauvreté n’est ni une tare ni une infamie. Toutefois beaucoup d’individus de part le monde l’exploite à leur profit. 

L’emploi des mineurs ou des « petites bonnes », continue de défrayer les chroniques un peu partout. Les mauvais comportements envers le personnel de maison ou même envers les employés dans les entreprises, restent monnaies courantes, en dehors d’une législation contraignante au niveau mondial. 

La maltraitance des individus qu’elle soit verbale, physique ou morale, que ce soit envers des femmes, des épouses, des enfants, des employés ou des subalternes relève des tares psychiatriques que les humains ont toujours du mal à juguler définitivement.

Les occidentaux et les orientaux ne doivent pas s’offusquer outre mesure de ce qui est relaté dans ce film, car ils se donnent bonne conscience en oubliant qu’ils tiraient jadis l’essentiel de leur fortunes et de leurs richesses de l’esclavage des noirs d’Afrique ou de l’asservissement des amérindiens d’Amérique, des « intouchables » d’Inde, des aborigènes d’Australie ou des slaves de mer noire. 

On vendait encore des esclaves sur les marchés de Salé, Rabat, Fès ou de Marrakech jusqu’en 1912. Une grande partie des familles marocaines aisées ont une histoire à raconter avec leur « Dada », cette nourrice dont les parents ont été ramenés d’Afrique noire et qui vivait comme un membre de la famille, faisant le ménage et élevant les enfants, souvent sans aucun salaire durant toute sa vie. D’ailleurs on se passait ladite Dada de génération en génération, sans que cela puisse offusquer aucune belle âme bourgeoise…

Une large part de l’histoire marocaine est liée à ses communautés d’esclaves ramenées du Mali à partir de 1591 par les Saadeens, pour cultiver la canne à sucre à Essaouira et à Taroudant, avant que ce commerce ignoble d’êtres humains ne prenne une autre destination vers les Amériques à partir de l’île de Gorée au Sénégal, de la côte d’or ou du Ghana, vers le Brésil, pour cultiver la même canne à sucre ou vers l’Amérique du Nord plus tard pour la culture du coton…

L’esclavage ancien ou moderne a émergé dans toutes les civilisations et tous les peuples de la terre. C’est l’exploitation éternelle des dominés par les dominants, qu’ils soient sumériens, égyptiens, grecs, romains, chinois, arabes, africains ou européens. 

Les guerres étaient l’occasion de capturer des hommes, des femmes et des enfants pour les réduire éternellement à l’état d’esclaves. Aucune religion d’ailleurs, n’a explicitement interdit l’esclavage car cela représentait un poids économique important et personne ne tenait à s’en passer, Dieu devant composer avec ses créatures terriennes, décidément capitalistes avant l’heure…

Au 9ème et 10ème siècles des commerçants juifs, les Rhadanites, s’étaient spécialisés dans le commerce des esclaves slaves, achetés sur les bords de la mer noire, avant de les émasculer au Havre et de les vendre sous forme d’eunuques à la cour de Courdoue. Ces esclaves devinrent par la suite les protecteurs des califes omeyyades, aux prises avec les berbères et les andalous qui avaient tendance à se révolter pour un oui ou pour un non. 

Ne survivaient à l’émasculation que 30% environ des esclaves, mais cela n’avait pas l’air de gêner qui que ce soit. 

Au Maroc, la garde noire inventée par les Almoravides au 11ème siècles devait servir plus tard de garde prétoriennes chez les saadeens au 16eme siècle. Mais c’est Moulay Ismael au 17eme siècle qui va en faire le fer de lance de son armée les terribles « Abid Al Boukhari ». C’étaient les descendants d’esclaves noirs ramenés du Mali et qui serviront désormais de bouclier protecteur des Sultans marocains. Pas mal de sultans seront aussi les fils d’esclaves noires affranchies…

Quant au film, il est très bien filmé, très puissant et très remuant. On y voit comment l’être humain peut être avili, souillé, réduit à un animal vivant par son frère humain dominateur, au point de refuser de manger de la viande à force de côtoyer des chèvres, car il aurait eu l’impression de manger ses nouveaux frères en humanité, les animaux…

Et s’il y a une morale à tirer de cette histoire d’asservissement humain, c’est qu’aucun individu, quel qu’il soit, ne doit humilier, mal traiter ou avilir son semblable, quelle que soit son origine, sa religion ou la couleur de sa peau. 

Et si nous arrivons un tant soit peu, à nous accepter les uns les autres, à coexister sans jugement, à vivre ensemble sans s’entretuer ou à vouloir se dominer les uns les autres, sans autre raison que pour glorifier sa vanité ou grossir son portefeuille, alors nous aurons compris pourquoi nous sommes nés sur cette terre…
Bon spectacle !

Rachid Boufous


Lundi 2 Septembre 2024

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