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Par Ikbal Sayah
Monsieur Chakib Benmoussa est désormais à la tête du Haut-Commissariat au Plan. Auparavant, il avait présidé la Commission spéciale sur le modèle de développement. Celle-ci prône un certain nombre de transformations structurelles devant permettre à notre pays d’agir dans un cadre d’anticipation pour mieux répondre à la diversité et à l’ampleur des défis qui l’attendent. Ces transformations sont exigeantes. Elles requièrent un engagement fort et continu des forces vives de la nation, dans le cadre d’un « pacte national pour le développement ». Elles supposent aussi un mécanisme de suivi et de pilotage stratégique, qui maintient une pression permanente pour l’atteinte du cap fixé, dépasser les blocages éventuels et assurer la cohérence d’ensemble des réformes et stratégies proposées.
Comme en témoignent différentes expériences historiques, la mise en œuvre opérationnelle du nouveau modèle de développement suppose, comme préalable, de s’inscrire dans une démarche de planification stratégique. A l’évidence, il ne s’agit pas de procéder à une planification à la façon des plans quinquennaux soviétiques, mais de permettre au Maroc et aux Marocains de s’organiser pour savoir ce qu’il convient de faire. Aussi, ce qui importe, c’est la stratégie, c’est-à-dire la capacité de fixer un objectif et les moyens de l’atteindre, autrement dit de fournir une vision partagée. L’adoption d’une telle vision, en définissant un cadre pour le futur, permet de sortir d’une gestion au jour le jour, de ne pas se tromper dans les choix opérationnels.
Cette nécessité d’une vision est parfaitement assimilée par un grand nombre de pays, à l’instar de la Corée qui mène avec succès une politique de planification : son gouvernement lance en effet, à échéances régulières, de grandes initiatives, à la fois ambitieuses et exaltantes, à l’instar de « Cyber Korea 21 » ou de « Green New Deal », avec des objectifs chiffrés et datés, qui structurent l’action publique. Le premier enseignement tiré de l’expérience coréenne montre qu’il est possible, dans une économie largement ouverte, d’inscrire l’action des entreprises et de la société dans une perspective de moyen terme sur des priorités majeures. La seconde leçon est que cet exercice suppose un investissement politique très fort, qui puisse abattre les silos et susciter davantage de transversalité. S’y ajoute également le rôle du patriotisme qui soude la société coréenne.
Mais chaque pays a ses propres caractéristiques et spécificités : le Maroc n’est pas la Corée du Sud et nous devons alors imaginer notre propre conception du Plan. C’est le sens de l’appel de Sa Majesté le Roi Mohammed VI fait, le 8 octobre 2021, devant les représentants de la nation, invitant à une « refonte substantielle du Haut-Commissariat au Plan ».
Il s’agit là d’une tâche sans doute passionnante. Après tout, que le HCP persévère dans son être n’est pas l’essentiel ; en revanche, qu’il devienne un mécanisme au service de l’accompagnement de la mise en œuvre du modèle de développement, voilà une ambition qui devrait pousser à l’engagement les hommes et les femmes qui font le HCP au quotidien.
Ces derniers, qu’ils soient statisticiens, démographes, économètres, informaticiens ou autres informatistes, n’ont eu de cesse d’améliorer la qualité du système statistique national et d’affiner ses approches de la réalité sociale, avec une attention accrue portée aux questions de dispersions catégorielles et territoriales et même, au cours de ces dernières années, par la mesure de la trajectoire des individus. Grâce à eux, le HCP est une administration respectée et qui inspire confiance. Leurs travaux, marqués du sceau de l’objectivité scientifique et du respect des normes de l’éthique professionnelle, sont unanimement considérées, tant au niveau national qu’international.
Aussi, les critiques récemment adressées au HCP par l’OCDE n’incriminent en aucun cas la qualité des statistiques qui y sont produites. En revanche, elles offrent l’occasion d’interpeler leur pertinence et fiabilité. A cet égard, l’opérationnalisation du nouveau modèle de développement, en mettant l’humain et le citoyen en son centre, appelle à l’identification d’une nouvelle génération d’indicateurs pour mesurer le progrès social et le bien-être, en somme ce qui compte véritablement pour nos concitoyennes et concitoyens.
Ces indicateurs constitueraient un important outil de diagnostic, permettant au gouvernement d’être renseigné sur la manière dont les populations vivent les chocs économiques, sur les moyens dont elles disposent pour les amortir et sur l’adéquation du système de protection sociale en place contre les grands risques. Ils serviraient de repères obligés pour l’élaboration de nouvelles politiques articulées autour des principes de justice sociale, de durabilité environnementale et d’efficacité économique ; et de base pour des délibérations collectives dont l’intensité constituerait l’un des éléments clés de la vitalité de notre démocratie.
Dans ce contexte, le référentiel stratégique des activités d’enquêtes et d’études du HCP devra être forcément enrichi. Il accordera autant de poids aux questions sociales et environnementales, qu’à l’économie et à l’emploi, et devra s’intéresser tout particulièrement au point de vue des usagers-citoyens, en suivant un principe directeur important : l’écouter. Leur ressenti, leur perception de leur situation et de la société dans laquelle ils vivent, est en effet ce qui va déterminer leur degré d’acceptabilité ou de rejet de telle ou telle action publique.
De la sorte, l’effort de mesure attendu de la part du HCP devra jouer un rôle majeur dans l’amélioration de nos capacités à évaluer les politiques publiques, à en assurer la cohérence d’ensemble et à faire les meilleurs choix possibles en vue d’atteindre les objectifs cruciaux du nouveau modèle de développement à l’horizon 2035. A défaut, les évaluations et les débats qui s’en sont suivront seront inévitablement faussés, au risque d’affecter la confiance de la population dans les institutions, d’alimenter les propositions populistes les plus extrêmes et au final, d’ébranler la cohésion de notre société, notre bien le plus précieux.
Des outils révisés, adossés à des ressources financières et humaines de qualité, sont des conditions nécessaires mais non suffisantes pour réussir la refonte du HCP. Cette institution vénérable devra faire plus et démontrer sa nouvelle utilité sociale, à savoir créer les conditions de lisibilité des choix de développement du pays à moyen et long terme.
La première démarche que le HCP devra adopter est de choisir un nombre réduit de priorités répondant aux principaux enjeux de transformation de notre pays. Ce choix ne peut résulter que d’un large travail de consultation impliquant l’ensemble des acteurs concernés, qui pourront alors s’accorder, selon une méthode simple et qui fait appel à l’intelligence collective, sur les points de réalité, qui échappent à l’idéologie, à la subjectivité.
Ce travail de consultation pourrait être organisé par le HCP et le Conseil économique, social et environnemental. Le Parlement aurait bien sûr à approuver ce choix essentiel. Quelques thèmes paraissent mériter une telle démarche : la réduction des inégalités et des disparités existantes, l’instauration de la justice sociale et territoriale, la création de richesses ou encore l’amélioration des services publics. A chacune des priorités retenues, seraient alors associés des objectifs à trois ans et les lois de programmation correspondantes. Ce calendrier court exige alors des actions immédiates, déterminées et coordonnées, évitant la procrastination. En outre, toutes les lois présentées au Parlement seront examinées afin de s’assurer de leur cohérence avec les priorités retenues.
Mais tout cela n’a de sens que si les forces vives de la société -collectivités locales, entreprises, syndicats, universités, associations…- se sentent partie prenante de cette démarche et si les citoyens la comprennent, car l’atteinte des objectifs ne peut résulter de la seule action de l’Etat. Elle implique une véritable mise en mouvement du pays, ce qui suppose la confiance, du débat et de la transparence. Mais elle nécessite aussi beaucoup de pédagogie : dans une société de l’immédiateté, il faut réintroduire le temps long, l’esprit de persévérance, le sens de l’effort collectif. En fait, cet exercice de planification est éminemment politique. Il ne peut réussir que s’il est guidé par un seul horizon, l’humain, et porté par une seule ambition, le vouloir vivre et construire ensemble de nos concitoyens dont les deux ciments sont le patriotisme et la solidarité.
Comme l’écrivait Jacques Attali, c'est en agissant pour l'avenir (c’est-à-dire en tenant compte des intérêts des générations futures) qu'on sert le mieux le présent. Ainsi, en veillant à la préparation de l’avenir, au souci du long terme et aux rôles de l’Etat, garant de l’intérêt général, le HCP devient franchement « tendance » pour orienter les choix de politiques publiques, pourvu qu’il puisse réunir les informations nécessaires pour que l’exécutif bénéficie en temps réels des analyses les plus rigoureuses et les plus informées, issues des sciences humaines et sociales. L’efficacité des décisions de politiques publiques et la confiance des citoyens en dépendent.
Rédigé par Ikbal Sayah
Nos chroniqueurs de la Web Radio R212 ont lu cet article et on débattu entre eux, Podcast de ce débat ici :