Osir Glacier est une chercheuse, autrice et conférencière québécoise d'origine marocaine.
Elle a publié plusieurs livres, dont Le sexe nié. Féminité, masculinité et sexualité au Maroc et à Hollywood ; Femmes, islam et Occident ; Les droits humains au Maroc, entre discours et réalité et Des femmes politiques au Maroc, d’hier à aujourd’hui.
A travers cette interview, Ozire Glacier nous explique plus la question du genre, la situation des inégalités ainsi que les violences à l'égard des femmes dans les pays occidentaux, au Maroc et dans le monde entier.
J’ai étudié à l’école primaire Sukaïna bent al-Housseïn à Agadir, puis le collège Lalla Myriam à Agadir et au Lycée Youssef ben Tachfine à Agadir. Lors de ma génération (fin des années 1970 et début 1980), le gouvernement marocain octroyait des bourses à l’ensemble des étudiants et étudiantes. De même, il offrait des dossiers de pré-inscription dans des universités en France aux trois meilleurs bacheliers ou bachelières d’une région donnée au Maroc. Grâce à ce système, j’ai pu étudier en France. Hélas, ma génération fait probablement partie des derniers étudiants et étudiantes qui ont eu accès à une éducation publique de qualité, ainsi que du soutien à l’éducation du gouvernement.
Ensuite, j’ai travaillé et voyagé dans le monde pendant un certain temps, avant de reprendre mes études. J’ai fait donc une maîtrise à l’Université Laval à Québec (Canada), et un doctorant à l’université McGill à Montréal (Canada). À présent, je suis professeure dans le Département d’histoire, à l’Université Athabasca (Canada).
J’ai toujours aimé la nature, les espaces sauvages et la découverte du monde. Donc, je passe la quasi-totalité de mon temps libre dans les parcs nationaux et sur les sentiers de randonnée. Au départ, lors de mes excursions, je prenais des photos pour montrer aux amis et aux membres de ma famille les belles choses que je voyais. Après, avec le passage de l’argentique au numérique, j’ai pris quelques cours de photographie le soir pour améliorer ma technique. Et quand mes exigences professionnelles d’enseignement et d’écriture me l’ont permis, j’ai étudié le soir et j’ai obtenu deux certificats en photographie numérique.
À présent, pour certains projets, j’allie l’image aux mots. Dans mon livre Féminin, masculin : photos d’affiches publicitaire (Saint-Joseph-du-Lac/Montréal : M. Éditeur, 2019), j’ai pris des photos des affiches publicitaires à Montréal (lieu de ma résidence à l’époque), dans le but d’inviter le lectorat à la réflexion sur l’impact de la marchandisation du corps féminin. De fait, cet ouvrage pose un certain nombre de questions : peut-on traiter le corps féminin comme une marchandise servant à vendre d’autres marchandises sans porter atteinte à l’égalité des sexes ? Peut-on voir des images dégradantes des femmes dans l’espace public sans entacher la dignité des femmes ? Pourquoi l’image des hommes apparaît-elle comme un éloge d’une certaine masculinité ? D’autant que l’homme est toujours plus qu’un simple objet. Qu’est-ce que cela implique dans l’imaginaire collectif ?
Le concept de « genre » a été introduit dans les sciences humaines et sociales dans les années 1970. Le terme vise à distinguer le sexe biologique des construits sociaux attribués aux sexes. La distinction porte donc sur le biologique vs le social, le féminin vs le masculin, les femmes vs les hommes. Ici, nous sommes dans des divisions binaires.
Les études féministes ont adopté le concept de genre, entre autres, pour mettre en exergue le travail de division sexuelle qui produit les catégories sociales des femmes et des hommes. Ultimement, un tel outil permet de montrer les discriminations et les inégalités sociales auxquelles les femmes font face, dans le but de les déconstruire.
Si le concept de genre a eu une vie longue dans les sciences humaines et sociales, notamment dans les études féministes, récemment, la féministe américaine Judith Butler a soutenu qu’il n’y a pas de distinction entre le sexe et le genre, dans le sens que le sexe biologique est également perçu à travers des construits sociaux. Quand on dit d’un garçon qu’il est un garçon, ou d’une fille qu’elle est une fille, en fait, on leur donne l’ordre d’être un garçon ou d’être une fille, c’est-à-dire de performer les rôles sociaux attribués à leur sexe. Selon Butler, le sexe et le genre seraient donc du pareil au même.
Je ne vais pas répondre à cette question parce que je travaille dans les milieux anglophones. J’ai eu mon Doctorat à McGill University (Montréal, Canada) et j’enseigne / j’ai enseigné dans des universités anglophones.
Quand on consulte les indicateurs internationaux et les statistiques mondiales, dont le Global Gender Gap Report (Le Rapport mondial sur l’écart entre les femmes et les hommes) qui est publié tous les ans par le Forum économique mondial, ainsi que les rapports produits dans le cadre des travaux du Comité de la Convention des Nations Unies sur l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes, l’égalité entre les femmes et les hommes n’est atteinte dans aucun pays du monde. Par exemple, même dans les pays nordiques et scandinaves qui se classent premiers en termes d’écart réduit entre les genres selon Le Rapport mondial sur l’écart entre les femmes et les hommes, la parité salariale n’est pas encore atteinte. C’est-à-dire pour études, formation et responsabilités professionnelles similaires, les femmes gagnent toujours moins que les hommes. De plus, la violence domestique envers les femmes est assez répandue.
Par ailleurs, je vis au Canada, pays qui se classe parmi les vingt meilleurs au monde en termes d’écart réduit entre les femmes et les hommes, toujours selon Le Rapport mondial sur l’écart entre les femmes et les hommes, je n’exagère pas en disant que je vois le sexisme tous les jours, et ce, plusieurs fois par jour. Entre autres, les structures du pouvoir demeurent masculines. Résultat, que ce soit aux gouvernement, partis politiques, institutions éducatives, entreprises, banques, ou police, entre autres, les postes de prise de décision sont occupés dans la majorité écrasante des cas par des hommes, alors que les postes subalternes sont relégués aux femmes. En outre, la parité salariale n’est toujours pas atteinte. Pour un dollar que les hommes gagnent, en général, les femmes gagnent 78 sous, avec des études et des responsabilités professionnelles similaires. Quand on ajoute le facteur d’ethnicité au genre, les chiffres sont tout simplement dévastateurs. Ainsi, en général, les femmes immigrantes éduquées gagnent 58 sous pour un dollar que les hommes euro-occidentaux gagnent.
Parallèlement aux discriminations qui pèsent sur les femmes, il y a le sexisme ordinaire. Entre autres exemples, le phénomène de mecsplication, c’est-à-dire la tendance qu’ont les hommes à interrompre sans cesse les femmes et à leur expliquer la vie et le monde.
La réalité est que l’humanité, occidentaux et non-occidentaux pêle-mêle, a beaucoup de chemin à faire pour réaliser l’égalité entre les femmes et les hommes.
Le patriarcat, avec son corollaire la misogynie (le mépris des femmes), est un système qui forme un tout cohérent. Donc, pour s’attaquer à la racine du problème, il faut démanteler les construits des genres à tous les niveaux et dans toutes les sphères. Dans ce sens, il n’y a pas de combat futile. Toutes les manières de lutter contre les construits stéréotypés et inégalitaires entre les femmes et les hommes sont bonnes.
Le concept de « l’intersectionalité » a été mis en avant par la féministe afro-américaine Kimberlé Williams Crenshaw dans la fin des années 1980s, pour rendre compte de la réalité des femmes afro-américaines qui subissent des systèmes de domination multiples, notamment de genre, d’ethnicité et de classe sociale. Le terme a trouvé un terrain fertile dans les études féministes. Entre autres, il a montré que les femmes en tant que groupe social vivent des réalités différentes ; et que donc, il y a des inégalités d’ethnicité et de classe sociale entre les femmes. De même, en adoptant les approches intersectionnelles, certaines féministes non-occidentales ont dénoncé l’hégémonie du féminisme « blanc », ou encore du féminisme euro-américain.
C’est indéniable que les femmes en tant que groupe social vivent des réalités différentes. De même, c’est indéniable qu’il y a des inégalités diverses au sein des femmes à l’échelle mondiale. Cependant, l’un des dangers du concept de l’intersectionalité est de fragmenter le mouvement féministe, de diviser les luttes des femmes contre le patriarcat, et donc d’affaiblir leur combat pour l’égalité entre les sexes.
Au Maroc, les femmes sont victimes de plusieurs formes de violence, dont les violences physiques, sexuelles, économiques et morales. De plus, ces violences sont plus graves pour les femmes marginalisées, dont les femmes rurales, les femmes migrantes ou réfugiées, les mères célibataires, et les femmes appartenant aux couches sociales défavorisées. Pour citer quelques-unes de ces violences :
La violence domestique à l’égard des femmes est très répandue. De plus, l’infrastructure pour offrir l’aide aux femmes victimes de violence, tels que hébergement, soutien psychologique et soutien juridique, est insuffisante. De plus, la loi ne protège pas les femmes victimes de violence, puisqu’elle pénalise les membres de la famille qui hébergent une femme mariée victime de violence. L’article 495 du Code pénal stipule : « Est puni de l’emprisonnement d’un à cinq ans et d’une amende de 200 à 1 000 dirhams quiconque sciemment cache ou soustrait aux recherches, une femme mariée qui a été enlevée ou détournée. » Les femmes sont victimes de violences sexuelles. De nombreux scandales ont montré l’envergure du harcèlement sexuel dont les femmes sont victimes, entre autres, dans les milieux universitaires. De même, les médias couvrent régulièrement les viols dont des jeunes filles sont victimes en plein jour, sans que personne n’intervienne pour les aider. De plus, comme c’est souvent le cas dans les sociétés patriarcales, au lieu de criminaliser le violeur, on blâme la victime. Enfin, le viol conjugal n’est pas criminalisé, situation qui indique que la loi considère que le corps des femmes ne leur appartient pas, mais qu’il est la propriété de leur conjoint. Les droits reproductifs des femmes ne sont pas reconnus. Or, il y a une hypocrisie dans la société marocaine. Les statistiques montrent que les relations sexuelles hors mariage sont plus répandues qu’on ne voudrait le dire tout haut. Comme l’avortement est criminalisé, les femmes, et certainement les femmes marginalisées, ont recours à des avortements illégaux dans des conditions qui mettent leur vie en danger. Les femmes sont victimes des violences économiques. Les femmes occupent les emplois précaires dans la majorité écrasante des cas. De plus, si les filles sont plus performantes à l’école et à l’université que les garçons et les hommes, cela ne se traduit pas en termes d’accès aux emplois bien rémunérés et respectés. Au contraire, plus les femmes sont éduquées, plus elles souffrent de chômage. Par ailleurs, le marché du travail est discriminatoire à l’égard des femmes aussi bien à l’horizontale qu’à la verticale. C’est-à-dire que les emplois qui sont en général considérés comme des emplois de femmes, tels que réceptionnistes et secrétaires, sont moins rémunérés que les emplois traditionnellement masculins, tels que plombiers et électriciens. De façon analogue, les postes de direction sont offerts à des hommes, pendant que les postes subalternes sont en général occupés par des femmes. Enfin, dans les foyers, le travail des femmes est accepté du moment qu’il ne déstabilise pas les hiérarchies entre les genres. Ceci explique que même si les femmes travaillent à l’extérieur et contribuent aux dépenses du foyer, elles doivent s’acquitter des tâches domestiques, en général sans l’aide du conjoint. La violence la plus difficile à combattre réside dans les mentalités courantes qui considèrent les femmes comme une espèce humaine différente. Or, sur la base de cette prétendue différence, on enferme les femmes ; on leur refuse leur liberté de circulation ; on leur refuse l’accès aux mêmes opportunités dans la vie ; on leur renie le droit de développer leur potentiel humain ; et on légitime toutes formes de violence à leur égard.
L’étendue des violences et des discriminations qui pèsent contre les femmes corroborent les statistiques du Rapport mondial sur l’écart entre les femmes et les hommes. En effet, selon ce rapport, le Maroc se classe en 139e sur une liste de 145 nations en matière d’inégalités entre les femmes et les hommes.
Les rapports des organisations qui œuvrent dans le domaine des droits des femmes montrent qu’il n’y a aucun progrès au niveau de la protection des femmes victimes de violence par la police. De toutes façons, la DGSN, tout comme la Gendarmerie royale, demeurent des institutions hautement masculines.
On oublie trop souvent que le statut des femmes est un indicateur de l’état de la démocratie dans un pays donné. Je m’explique. Quand des citoyens et citoyennes manifestent dans la rue pour demander des droits économiques et sociaux, la réponse des autorités gouvernementales se résume souvent à la matraque et à la répression. Donc, la violence s’inscrit dans tous les échelons du tissu social et des structures du pouvoir. Or, cette violence politique voyage du haut en bas. Et au plus bas de l’échelle sociale dans une société patriarcale comme le Maroc, se trouvent les groupes sociaux des femmes et des enfants. Les femmes sont victimes de violence domestique, mais également les enfants. Donc, la première action est de promouvoir la démocratie, les institutions démocratiques et un État de droit.
Puis, vient la nécessité d’offrir une éducation publique de qualité aux nouvelles générations. De plus, c’est primordial d’introduire les études de genre dans les institutions éducatives, et ce, à tous les niveaux scolaires et universitaires. De même, c’est nécessaire d’offrir des programmes de conscientisation à la population pour changer les mentalités et pour lutter contre toutes les formes de violence.
Enfin, changer le monde commence par se changer soi-même. Toute personne se doit d’examiner ses actions pour savoir si elle contribue à la culture de la violence qui sévit dans le tissu social. Est-ce que nos actes infligent de la violence aux personnes vulnérables de notre entourage, dont enfants, femmes, élèves et travailleuses domestiques ?
J’ai abordé le sujet dans la question n°8
Le thème central de mon livre, Le Sexe nié : féminité, masculinité et sexualité au Maroc (Casablanca : La Croisée des Chemins, 2020) & (Montréal : Pleine Lune, 2019), est le pourquoi de l’infériorisation des femmes et de la dépréciation du sexe féminin dans le Maroc en particulier, et dans la quasi-totalité des civilisations humaines en général. C’est en tentant de répondre à cette question que le livre aboutit au rôle central que les construits de la sexualité patriarcale jouent dans la hiérarchisation des genres. Le livre est structuré en trois chapitres : Le Corps nié qui montre la dépossession sociale et politique des femmes de leur corps, L’Intellect nié qui met en exergue les conséquences de cette dépossession sur le potentiel humain des femmes, et La Vie niée qui expose comment l’existence des femmes est assujettie aux autres dans toutes les sphères où elles gravitent.
Le grand public tend à considérer les recherches sur la sexualité comme futiles, ou mieux comme une préoccupation de femmes nanties. En réalité, il y a des liens de cause à effet entre les construits de la sexualité patriarcale et la marginalisation économique des femmes, y compris celle des femmes marginalisées. Entre autres exemples, le suicide Amina Filali démontre que les femmes rurales souffrent des construits de la sexualité, et que cela leur coûte la vie. Celle-ci s’est suicidée à l’âge de 16 ans, parce qu’elle était dans l’obligation d’épouser son violeur. Le mouvement des Soulaliyates démontre que les femmes rurales sont victimes des construits des sexes qui les privent de l’héritage et de l’accès à la propriété. Toujours en raison des construits des sexes et de la sexualité, l’analphabétisme et les mariages des mineures frappent plus les femmes rurales et les femmes marginalisées en général. Les cueilleuses de fraise en Espagne dénoncent le harcèlement sexuel dont elles sont victimes. Or, les construits de la sexualité patriarcale sont au centre de l’infériorisation des femmes.
En somme, cet ouvrage offre des réponses aux femmes qui cherchent à comprendre les racines sociales de leur infériorisation par rapport à leur contrepartie masculine au Maroc et ailleurs.
Salma LABTAR