Par Mustapha Sehimi
Ibn Khaldoun s’est attaché à analyser l’État, alors que ce concept politique était en profonde difficulté, presque en grande faillite dans le monde musulman. Il s’agit d’une forme d’État qu’il connaissait, qu’il a même parfois dirigée. Sauf à préciser que l’État des Occidentaux n’est pas basé sur les mêmes principes. Il part ainsi toujours de l’État par excellence, c’est-à-dire l’Empire islamique, né d’une conquête immédiate. Pour les écrivains arabes comme Ibn Khaldoun, ces conquêtes islamiques font partie de la constitution de l’État. Et l’État est basé sur une forme de violence, sur une forme de conquête.
Ibn Khaldoun fait du nomadisme ou de la sédentarité une question centrale dans la construction de l’État. Le grand signe de l’État? C’est de vivre sous le contrôle d’un État en payant des impôts. Ce statut offre des avantages: d’abord la soumission politique, ensuite la sécurité, avec une capitale où les impôts sont concentrés, où la demande est en expansion et où l’investissement crée de la richesse et permet l’invention de nouvelles techniques, de nouveaux emplois aussi, avec des gains de productivité. De quoi assurer un progrès minimal dans une société agraire pratiquement stagnante. Pour augmenter l’impôt, il est nécessaire de désarmer les sujets et de les ramener à la vie civile. C’est là qu’il fait référence aux sédentaires qui vivent sous la domination de l’État avec l’imposition d’une moralité de non-violence et de pacification. Dans ce registre, la violence n’est pas légitime, pour parler comme le sociologue allemand Max Weber (1864-1920), mais elle l’est à ses yeux, car elle permet de déclencher le cycle fiscal et partant le cycle vertueux de la spirale de la prospérité.
Dans le monde sédentaire, la violence n’est pas admise. Pourquoi? Parce que les solidarités sont absentes. La violence est convoquée par l’État pour assurer les fonctions dont il a besoin, dont le maintien de l’ordre. Des frontières de défense sont mises en place envers le monde extérieur. Elles sont peuplées de Bédouins, au sens qu’il leur donne, c’est-à-dire venant de l’au-delà des frontières de l’État. Il accorde de l’importance à la dimension et à la structure géographique de la sédentarisation, qui est le fondement d’une certaine force de l’État, une rencontre d’Hommes qui font la société. C’est l’État qui fait l’individu en brisant les briques fondamentales que sont les familles, les clans, les tribus. Des risques ne sont pas à écarter: tant s’en faut. Notamment celui de la faiblesse de l′État: il a désarmé la grande majorité des populations, et cela peut conduire les sédentaires à se retrouver sans défense face aux Bédouins, c’est-à-dire face à la violence véritable et inévitable qui entoure les terres que l′État.
Tant que la vie sédentaire continue, il y a civilisation. Elle peut changer de nom, et même de langue ou de religion. À ses yeux, ce n’est pas le plus important. Ce qui l’est, c’est l’effort collectif, mais aussi la production intellectuelle. Cette théorie de l’État présente une forte particularité. Elle se distingue ainsi des doctrines et des écoles occidentales du 17ème ou du 18ème siècle et de l’ère classique (Hobbes, Locke, Montesquieu).
Par Mustapha Sehimi / fr.le360.ma/