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Par Ali Bouallou
Son œuvre intimidante, de quelques dizaines de milliers de pages représentant autour de huit cent ouvrages, n’est réservée qu’à d’étroits milieux de sachants ou gnostiques (al-ârifûn) que n’impressionneraient ni la complexité de l’œuvre ni la condamnation de certains juristes (fuqahâ).
En effet, plusieurs juristes musulmans ont qualifié Ibn Arabi de zindiq, terme désignant initialement les manichéens mais que les hérésiographes musulmans ont appliqué à tous ceux qu’on soupçonnait d’être des libres penseurs ou des athées.
Parmi les détracteurs d’Ibn Arabi, on peut citer Ibn Taymiyya, jurisconsulte traditionaliste du XIIIe siècle qui a critiqué certains préceptes qu'il considérait comme hérétiques, tout en reconnaissant le caractère islamique du soufisme. D’un autre côté, certaines confréries (turuq) qualifient Ibn Arabi de Pôle (qutb) de son époque.
En réalité, la lecture de ses textes était interdite voire déconseillée par souci d’éviter une mauvaise compréhension de leur contenu par des disciples dont les qualifications spirituelles sont insuffisantes, ce qui mettrait en doute la rigorité de leur foi.
Il n’empêche que l’enseignement akbarien a eu de l’influence du Maghreb à l’Extrême-Orient (Malaisie, Indonésie…), non seulement sur le soufisme dit « intellectuel » mais aussi sur plusieurs courants confrériques brassant toutes les classes sociales et les niveaux de culture les plus divers, en d’autres termes le soufisme « populaire ».
La fusion entre ceux deux courants est bien mise en évidence dans le livre de Jacques Berque, islamologue français (1910-1995), consacré au soufi marocain Al-Hassan al-Yusi (1631-1691).
Plusieurs autres livres font référence à l’œuvre d’Ibn Arabi dans l’histoire du Maroc notamment Salwat al-Anfâs du soufi marocain Muḥammad ibn Jaâfar ibn Idris al-Kattani né en 1858 à Fès et mort en 1927. On peut citer également Kitab al-Ibriz d’Ahmad b. al-Mubarak (mort en 1743) et disciple d’un grand saint de Fès, Abd al-Aziz b. Al Dabbâgh (mort en 1719). Ce dernier était complètement inculte (ummi) mais on ne peut plus inspiré et visionnaire dans son interprétation d’Ibn Arabi alors que son disciple Al-Mubarak était lettré et un lecteur assidu de Shaykh al-Akbar.
Pour Ibn Arabi né à Murcie en Andalousie et mort à Damas (1165-1240), les étapes de la voie (sulûk) c.à.d. le voyage initiatique matérialisé par la prophétie, la sainteté, les formes particulières d’invocation (dhikr)…sont un voyage dans la parole divine elle-même. Pour lui, la révélation n’est pas seulement message, discours de vérités, mais également loi. La révélation est la loi, affirme-t-il.
Ibn Arabi a donné forme au langage du soufisme dont cette idée de Fanaâ (extinction) des êtres qui représente l’expression de « l’exemplaire éternel » qui sommeille en chacun d’entre nous. L’observance des prescriptions du Coran permet justement d’atteindre la plénitude divine, une mort symbolique menant à une existence éternelle en symbiose avec le créateur.
On trouve tous ces préceptes dans le livre référence d’Ibn Arabi, Al Futuhat Makkiya, dont il finit la seconde rédaction deux ans avant sa mort, et dont la dernière édition date de 1984 en Syrie. Le nom de cet ouvrage est traduit en français en « Les illuminations de la Mecque ».
Dans ce livre complexe, monument de la spiritualité soufie, Shaykh al-Akbar, le plus grand des maitres ou le maitre par excellence, révèle une synthèse majestueuse des secrets du monde d’en haut et du monde en bas. Pour les néophytes, le livre d’Al-Kattani (Salwat al-Anfâs) est un ouvrage plus accessible grâce un vocabulaire technique facile tout en étant familier avec l’hagiologie d’Ibn Arabi.
C’est grâce au travail d’Ibn Arabi que le soufisme s’est structuré alors qu’il est transmis avant lui par voix orale principalement et via plusieurs confréries.
L’œuvre d’Ibn Arabi ne se revendique d’aucune confrérie particulière. De même, il n’y a jamais eu à proprement parler de tariqa akbariyya. On parle plutôt de flux spirituel ou de chaine de transmission initiatique akbarienne (silsila akbariyya ou khirqa akbariyya) ininterrompue jusqu’à nos jours. Elle a réponse à tout, ontologie, cosmologie, prophétologie, exégèse, rituel, angélologie…et ce n’est pas pour rien qu’Ibn Arabi revendiquait la fonction de « sceau de la sainteté mohammadienne ».
Ainsi, plusieurs confréries vont puiser après sa mort dans les sources akbariennes et disséminer ce qu’ils y ont recueilli avec une utilisation systématique de sa doctrine de la sainteté contestée par les courants islamiques rigoristes. Paradoxalement, ces contingences historiques ont participé à l’évolution du soufisme et à sa postérité initiatique appartenant au patrimoine commun.
L’œuvre d’Ibn Arabi ne s’adresse pas exclusivement à ses contemporains ni aux seuls musulmans mais à l’humanité tout entière, en tous lieux et de tous temps.