Par Mustapha Sehimi
Ce dossier a été rendu public par deux secrétaires généraux de partis d’opposition, en l’occurrence le PJD et le PPS. Dans ce camp-là, l’USFP et le MP observent un silence embarrassé, comme d’ailleurs du côté des deux alliés de la majorité du chef de l’exécutif, le PI et le PAM… L’appel d’offres de l′ONEE, lancé voici plus de cinq semaines, le 17 novembre dernier, d’un montant de 6,5 milliards de dirhams, a vu un consortium (Afriquia Gaz, Acciona et Green of Africa) choisi par la commission nationale d’investissement présidée par… le Chef du gouvernement! Abdelilah Benkirane a réclamé sa démission, ainsi qu’une loi sur les conflits d’intérêts. Une proposition reprise par Nabil Benabdallah, qui a également appelé de ses vœux, avec vigueur, l’adoption de ce même texte législatif en annonçant le dépôt par son groupe d’une proposition de loi devant la Chambre des représentants.
Il faut rappeler que cette question est à l’ordre du jour depuis des années. Ainsi, à la fin septembre 2020, l′on a vu deux projets de loi pratiquement sur la table: celui du gouvernement El Othmani, porté par le ministre RNI Mohammed Benchaâboun, alors en charge de l’Économie, des Finances et de la Réforme de l’administration; et celui du groupe istiqlalien, déposé et transféré à la Commission de la justice, de la législation et des droits de l’homme.
Aucune avancée n’a été enregistrée en vue de leur délibération. Le responsable du PJD, en charge de l’exécutif jusqu’à octobre 2021, n’a pas veillé à la finalisation de ce projet. Il avait annoncé que sa présentation était prévue au cours de la session d’automne de 2020, sinon au plus tard lors de celle de printemps de 2021. Il a fallu attendre décembre 2023 pour que le gouvernement Akhannouch se décide à répondre favorablement à une demande de l’Instance nationale de la probité de la prévention et de la lutte contre la corruption (INPPLC) relative à la loi sur le conflit d’intérêts. Un an après, silence radio, pourrait-on dire: une gouvernance, là encore, passablement sujette à caution…
Cela dit, une première interrogation s’impose: la nature et la dimension du concept de «conflit d’intérêts». C’est une situation particulière: celle d’une personne qui se trouve, lorsqu’elle est chargée d’une fonction d’intérêt général, en concurrence avec des intérêts professionnels ou personnels.
De tels intérêts posent problème: ils pourraient influer ou paraître influer sur la manière dont elle s’acquitte des tâches qui lui ont été confiées dans le cadre de ses fonctions. Lorsque les acteurs visés relèvent de la fonction publique, le conflit d’intérêts présente ce trait particulier: il implique «un conflit entre la mission publique et les intérêts privés d’ un agent public, dans lequel l’agent public possède à titre privé des intérêts qui pourraient influencer et indûment la façon dont il s’acquitte de ses obligations et de ses responsabilités» (OCDE, «Gérer les conflits d’intérêts dans le service public: lignes directrices de l’OCDE et expériences nationales», 2005). Il faut ajouter l’existence de trois types de conflits d’intérêts: le conflit réel, le conflit potentiel et le conflit apparent -question de nature et de degré.
«Les cas de conflits d’intérêts relevés au niveau national demeurent très limités. Ils se bornent notamment à ceux détectés par la Cour des comptes et les cours régionales pour certains responsables publics, et par l’Inspection générale de l’administration territoriale pour certains élus locaux.»
Globalement, deux approches sont retenues pour s’attaquer aux situations de conflit d’intérêts: la voie de la prévention, avec la mise sur pied de dispositions de nature à éviter l’apparition des situations de conflit d’intérêts, et la voie de la répression, visant à régler par des sanctions, a posteriori, chaque situation dès qu’elle survient.
Dans un rapport publié en 2002, l’INPPLC dresse un état problématique en la matière. Elle note l’absence d’un encadrement clair, des situations de conflit d’intérêts traitées de manière lacunaire dans la législation marocaine et qui n’englobent pas toute la typologie des conflits d’intérêts, la faiblesse des mécanismes de traitement, de vérification et de correction. Elle conclut qu’une telle situation tient à «l’absence d’un cadre institutionnel, ayant des prérogatives claires et des outils pour prévenir, contrôler et surveiller les infractions potentielles dans ce domaine».
Si bien que les cas de conflits d’intérêts relevés au niveau national demeurent pratiquement très limités. Ils se bornent notamment à ceux détectés par les audits de la Cour des comptes et les cours régionales pour certains responsables publics et par l’Inspection générale de l’administration territoriale (IGAT) pour certains élus locaux.
Que faire donc pour renforcer la législation relative aux conflits d’intérêts? Le fondement constitutionnel réside dans les dispositions de l’article 36 de la loi suprême relatives aux «infractions relatives aux conflits d’intérêts, aux délits d’initié et toutes infractions d’ordre financier (qui) sont sanctionnés par la loi». Ce texte fait obligation aux pouvoirs publics de «prévenir et réprimer, conformément à la loi, toutes formes de délinquance liées à l’activité des administrations et des organismes publics, à l’usage des fonds dont ils disposent, à la passation et à la gestion des marchés publics».
Sont également sanctionnées par la loi les infractions suivantes: trafic d’influence et de privilèges, abus de position dominante, pratiques contraires aux principes de la concurrence libre et loyale. C’est sur la base de ce même article qu’a été créée d’ailleurs l’INPPLC. Le Code pénal marocain, dans son article 245, prévoit des sanctions visant tout fonctionnaire public impliqué, ouvertement ou non, dans la prise ou la réception de quelque intérêt dans les actes de sa fonction -la peine encourue est la réclusion de cinq ans à dix ans et d’une amende de 5.000 à 100.000 dirhams.
Un nouveau cadre référentiel doit prendre en compte trois principes constitutionnels d’ailleurs liés: l’exercice des fonctions publiques conformément aux exigences de la bonne gouvernance, le principe de la protection de l’exercice des fonctions publiques contre les éventuelles dérives, et la conjonction entre les dispositions constitutionnelles relatives à la gouvernance et à la responsabilité et celles relatives à la reddition des comptes et la sanction des infractions. La nouvelle loi sur les conflits d’intérêts aura enfin à se référer aux normes internationales reconnues dans le domaine (traitement, vérification, correction, régularisation). Pour 2025, alors?
Rédigé par Mustapha Sehimi sur LE 360