Géopolitique du sport


"Paris 24" : des JO sur fond de crises géopolitiques. Globalement, le sport est réputé pacificateur, oui sans doute. Mais il peut aussi exacerber les rivalités nationales et même souffler sur des braises de contentieux mal éteints Apaiser les tensions internationales.



Par Mustapha Sehimi

L'écrivain Georges Orwell (1903-1950, auteur entre autres du livre à succès "1984" -dans lequel il créa le concept de "Big Brother"- affirmait que "le sport c'est la guerre sans coup de feu", considérant au passage que même les Jeux olympiques n'étaient rien de moins qu'un "simulacre de guerre". A la différence de la guerre pourtant, le sport s'apparente à une forme de "jeu-excitation", voire de violence mimétique: il ne perturbe pas et ne met pas en danger l'ordre relatif de la vie sociale.


Et tout discours retient plutôt les sports comme des rencontres réglementées favorisant la compréhension mutuelle et la tolérance - la paix pour tout dire. Un paradoxe. C'est qu'il offre bien un simulacre de guerre mais par le biais d'une compétition ritualisée. De ce point de vue, les JO ont pu devenir un lieu simultanément de célébration de l'amitié universelle et de rivalités internationales, voire idéologiques pendant la guerre froide (1945-1990).

 
Concurrence acharnée des États

Ce qui frappe ? C'est la concurrence acharnée des États pour accueillir les méga-évènements sportifs: une façon de briller, de marquer l'histoire et de mettre en relief la démonstration d'un statut de puissance. Ainsi l'attribution d'une Coupe du monde de football ou des Jeux olympiques permet de dynamiser l'économie d'un pays mais aussi de valider son ascension sur l'échiquier international. Des pays souvent hôtes d'évènements récents en sont l'illustration, notamment les BRICS + (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud, Arabie Saoudite, Égypte, Émirats arabes unis, Iran et Éthiopie).

Dans cette entreprise, une mention particulière regarde des régimes autoritaires: ils peuvent en effet mobiliser pratiquement l'ensemble de leurs ressources économiques pour atteindre leurs objectifs, souvent d'ailleurs au mépris des droits humains... Vladimir Poutine, par exemple, avait bien compris l'intérêt stratégique à organiser ce type de manifestation pour le prestige de la Russie: les JO d'hiver  de Sotchi, en 2014, furent les plus chers de l'histoire avec un coût global d'environ 40 milliards de dollars.

D'un autre côté, les États utilisent ces temps forts médiatiques pour communiquer entre eux lorsque le dialogue devient difficile par les canaux diplomatiques- tels les JO d'hiver de 2018 en Corée du Sud marqués par l'invitation de la Corée du Nord, après de fortes tensions et une montée des périls l'année précédente. De tels moments se transforment souvent en plateformes de négociation informelle entre différents pays. Un contexte où la diplomatie s'affranchit des protocoles traditionnels.

 
Les États-Unis, première puissance sportive

Les États-Unis sont la première nation sportive du monde. Ils ont accueilli neuf fois les JO (cinq d'été, quatre d'hiver); ils ont remporté à ce jour 2959 médailles; c'est la puissance la plus titrée de l'histoire olympique; ils règnent en maître sur le sport malgré la concurrence russe et surtout chinoise. Depuis dix ans, ils dominent aussi le World Sports Ranking (classement international du sport) et leur influence culturelle et économique - dans et par le sport n'a pas d'égal. A quoi tient ce rang ? A un système sportif structuré qui prend en charge les futurs athlètes dès le plus jeune âge.

Il est généré par la culture et l'identité américaines. Il est façonné par un ensemble de facteurs qui expliquent son hégémonie: la National Collegiate Athletic Association (NCAA) regroupe plus de 520.000 étudiants athlètes; les universités investissent massivement dans ce domaine; l'économie du sport est florissante et l'un des  plus grands marchés mondiaux; les ligues professionnelles, la NFL (basket-ball), la MLB (baseball) et la NHL (le hockey sur glace) ; NBA (football américain). Les équipementiers nationaux (Nike, Under Armour) constituent l'autre pilier économique.

Enfin, le nombre de stades et d'arènes modernes sont à mentionner (plus de 80 stades dépassant les 60.000 places et une dizaine de plus de 100.000 sièges). Un leadership qui conforte le soft power américain. La Coupe du monde 2026 aux États-Unis et les JO 2028 à Los Angeles offriront une nouvelle démonstration de la puissance américaine face à un grand rival, la Chine : influence géopolitique, célébration de l'excellence, affirmation d'une identité nationale imprégnée d'esprit de compétition.



 
Chine: le pas de course vers le sommet

Avec la Chine, ce constat: le pas de course vers le sommet. Le sport a d'abord été un outil de propagande révolutionnaire; il est devenu un moyen d'influence économique et politique majeur pour Pékin. La République populaire est en voie de remplacer les États-Unis sur la plus haute marche du podium.

Le système pyramidal s'articule autour de trois niveaux: le premier est conçu pour identifier et développer les talents sportifs dès leur plus jeune âge; le deuxième sélectionne les athlètes talentueux répartis dans des équipes provinciales et des clubs professionnels pour maximiser leur potentiel; enfin, le troisième retient les meilleurs éléments pouvant intégrer les équipes nationales et représenter la Chine dans des compétitions internationales.

Un tel système permet à Pékin de monter en puissance au classement mondial des médailles, passant de la quatrième place (1992 et 1996) à la deuxième en 2004. L'attribution des Jeux olympiques et paralympiques (JOP) d'été 2008 traduit bien cette évolution: elle finit même première au classement des médailles. Trois leviers sont activés: l'investissement des entreprises chinoises dans des clubs et des ligues étrangères à l'étranger; l'accroissement de sa présence dans les instances sportives internationales; enfin, ce que l'on appelle la "diplomatie des stades "- notamment en Afrique afin de nouer des liens diplomatiques et des accords économiques forts.

Depuis l'arrivée au pouvoir de Xi Jinping, en 2013, pas moins de 33 stades ont été construits ou financés dans une vingtaine de pays, en Afrique (Maroc, Côte d'Ivoire, Sénégal, Niger, Burkina Faso, Centrafrique, RDC, Zambie, Zimbabwe, Éthiopie,...). L'accueil des JOP d'été et d'hiver, en 2008 et 2002 à Pékin, traduit bien l'ascension de la Chine sur la scène sportive mondiale. Reste le défi du football où le pays a encore du mal à rivaliser avec les grandes nations en la matière.

 


Pays du Golfe : inattendus et incontournables

Autre région où la géopolitique du sport est à mettre en exergue: celle des pays du Golfe qui sont devenus en deux décennies des acteurs inattendus et incontournables du sport mondial. Disposant de la rente financière du gaz et du pétrole, ils ont fait du sport un élément majeur de leur stratégie de développement. D'influence. Et de visibilité.

Le Qatar, les Émirats arabes unis, le Bahreïn et l'Arabie saoudite ont ainsi bouleversé les équilibres traditionnels: ils ont fait de la péninsule un pôle international de décision du sport. Ils ont intégré le CIO (Qatar), la Fédération internationale automobile (FIA) (Arabie Saoudite), Dubaï, (UEFA), etc. En parallèle, ils ont investi via leurs fonds souverains ou financé des organisations sportives en tant que diffuseur (Bein Sports) ou sponsors.

Cette approche présente un trait particulier, complexe: elle vise toutes les dimensions du sport. Ils ont gagné progressivement en influence tout en maîtrisant les composantes de l'écosystème sportif. Cette série d'actions poursuit plusieurs objectifs : améliorer et maîtriser leur image ; préparer l'après-rente énergétique ; diversifier leurs économies et promouvoir l'attractivité des territoires pour les touristes, les talents ou les investisseurs ; améliorer la cohésion nationale d'États où la part d'étrangers peut atteindre 90% (Qatar, Émirats arabes unis).

Mais cette visibilité a un coût, le softdisempowerment -le pendant négatif de l'exposition- qu'offre le sport. L'accueil des Coupes du monde 2022 (Qatar) et 2034 (Arabie saoudite) constitue le paroxysme de ces stratégies régionales. Reste in fine ceci : des problématiques comme la question environnementale ou celle des droits humains…

 
Russie : un nouvel ordre sportif mondial

Avec Poutine, le sport est devenu un outil clé de ce que l'on pourrait appeler la "puissance de l'imaginaire" russe : une stratégie conçue et mise en œuvre par le Kremlin pour marquer son retour au premier plan mondial et influencer les dynamiques internationales.

Le président russe entend reconstruire le système sportif, alors en ruine en 2000, sur la base de nouveaux concepts: contrôler le sport et en faire un outil et un vecteur de construction nationale et de projection d'une certaine image de marque du pays à l'étranger. Un réseau politico-économique, informel est mis sur pied on l'appelle "la Sportokratra".

Un instrument où évolue une communauté d'acteurs (oligarques, athlètes de haut niveau, figures politiques) œuvrant  pour faire du sport un instrument de puissance à deux visages: une arme de séduction massive en même temps qu'un moyen d'affirmer la puissance russe. Mais depuis 2014, par suite de l'annexion de la Crimée, Moscou enregistre de plus en plus un isolement sur la scène internationale. Une situation aggravée avec l'invasion de l'Ukraine le 24 février 2022.

Les principales organisations du sport mondial (CIO, FIFA, etc.) appellent alors à son exclusion rapide du sport mondial. Des décisions sans précédent : elles marquent un tournant dans l'histoire du sport moderne, jusqu'alors présenté et revendiqué comme apolitique et neutre. 

 

Le Kremlin réagit en développant un narratif alternatif contre ses contempteurs occidentaux et attirer ses potentiels alliés du Sud global. L'argumentaire est le suivant : ces décisions sont avant tout des actes russophobes; elles proviennent d'un monde du sport moderne influencé par les Occidentaux néocolonialistes, eux-mêmes contrôlés par les États-Unis. Un récit qui met en cause la légitimité des instances sportives internationales.

Les autorités olympiques sont même accusées de "racisme et néonazisme". Il reste  que ce discours trouve un certain écho avec la désoccidentalisation du monde qui est en marche, notamment pour un certain nombre de puissances en Asie, en Afrique et en Amérique du Sud. Le président chinois fait de Vladimir Poutine son invité d'honneur lors des JO d'hiver de Pékin 2022.

En 2023, 1'ensemble des pays africains appelaient le CIO à réintégrer les athlètes russes sous bannière neutre aux JOP de Paris 2024 - ce qui a été finalement fait aujourd'hui. Dans ce contexte, Poutine est allé encore plus loin: consécration symbolique de l'année 2024" année du sport en Russie", organisation de contre-jeux olympiques dont les jeux des BRICS+ et les Jeux de l'Amitié, en septembre prochain.

L'objectif est de monter que la Russie est en mesure de créer un "nouvel ordre mondial du sport". Une ambition à laquelle ont répondu une cinquantaine de pays. Le sport est désormais un instrument de la  "guerre hybride" de la Russie contre l'Occident... 

Rédigé par Mustapha Shimi sur Quid 
 



Mercredi 31 Juillet 2024

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