Par Mustapha Sehimi
La crise sanitaire de la pandémie Covid-19 a marqué une nouvelle inflexion, avec le risque aggravé de repli protectionniste. La question agricole nourrit désormais une intensification des conflictualités.
Avec la mondialisation, les pays sont devenus de plus en plus dépendants de l'extérieur pour leur alimentation, à rebours donc de la recherche d'une souveraineté alimentaire. Ainsi, tous les grands pays exportateurs de produits agricoles sont aujourd'hui de... grands importateurs (ceux de l'UE, les Etats-Unis, la Chine, le Brésil), et ce, par suite de la recherche du moindre coût. Et, dans le même temps, cette mondialisation s'est révélée conflictuelle; elle met en jeu un petit nombre de pays exportateurs, rivaux pour la conquête de marchés de consommation.
Depuis quatre décennies, s'accentuent les guerres agricoles et les luttes d'influence: d'abord entre les Etats-Unis et la Communauté économique européenne, CEE, (guerre de la banane, viande aux hormones, taxation des produits alimentaires –vins, fromages); ensuite, l'arrivée d'une nouvelle concurrence issue des pays émergents –le Brésil, nouvelle «ferme du monde», s'impose par exemple sur le marché du soja et la Russie effectue son retour sur le marché mondial du blé.
Cette compétition géopolitique et commerciale s'est déplacée alors au sein l’Organisation mondiale du commerce (OMC) où les pays en développement finissent –avec l'appui du Brésil et de l’Inde– par faire valider des mesures protectionnistes pour limiter les importations et relancer les productions locales (au Nigeria, au Cameroun et au Sénégal).
A partir des années 2000, s'est développée une nouvelle compétition géopolitique liée à une mondialisation des terres arables. Se multiplient ainsi les investissements agricoles dans l'achat (ou la location) de terres, réalisés via des fonds souverains ou des firmes multinationales de terre pour permettre à des Etats (les pays du Golfe, la Chine, les pays développés, la Malaisie) de produire à l'extérieur ce qu'ils ne pouvaient produire sur leur territoire national.
Ce phénomène est nommé land grabbing (l'accaparement des terres). Il faut aussi noter le prolongement de cette compétition géopolitique entre Etats dans un autre domaine: la délimitation des zones économiques exclusives (ZEE). Enfin, ce dernier aspect encore: la question de l'eau.
Des exemples? Les projets chinois de détournement des fleuves du Tibet vers le nord du pays ou des fleuves d'Asie centrale vers le Xinjiang; la construction du barrage de la Renaissance en Ethiopie, lequel a commencé à produire de l'électricité, il y a tout juste une semaine.
En revanche, le grand gagnant de cette compétition est aujourd'hui la Russie; elle a fait de la modernisation de son agriculture depuis le début des années 2000 un instrument clef de la restauration de sa puissance, au même titre que les exportations d'hydrocarbures ou que son renforcement militaire.
Moscou concurrence maintenant les pays d'Europe sur les marchés nord-africains et moyen-orientaux (60% des importations égyptiennes de blé, 50% des importations turques, 20% de celles du Maroc), etc.
La géopolitique mondiale des ressources énergétiques est tout aussi problématique. Elle est un enjeu, un terrain et un moyen pour différents types d'acteurs, étatiques et non étatiques. Un enjeu très disputé comme vecteur de croissance et de développement ainsi qu'en tant que force de destruction au service des capacités militaires.
Pour ne s'en tenir qu'à la Russie –actualité oblige–, c'est un secteur qui est un objet de fortes rivalités et de convoitises internationales. Entre la Russie et certains pays d'Europe de l'Est, dans les années 2000 (la Biélorussie, l'Ukraine), les guerres du gaz ont été récurrentes. Elles ont fait craindre à l'Europe de l'Ouest –surtout l'Allemagne d'ailleurs– des pénuries par suite de sa forte dépendance vis-à-vis du gaz russe qui fournit environ un tiers de sa consommation.
Depuis la «révolution Orange» en Ukraine (novembre 2004-janvier 2005), d'inspiration pro-occidentale, Moscou a cherché à contourner ce pays pour approvisionner l'Europe. Pour ce faire, deux grands projets sont développés: au nord, dans la Baltique et à destination de l'Allemagne, les projets Northstream I (achevé) et un Northstream II (en voie d'achèvement); au sud, les projets Southstream et Turkstream.
Face à ce programme, les pays baltes et la Pologne comptent sur l'importation de gaz naturel liquéfié (GNL) américain pour desserrer leur dépendance vis-à-vis de la Russie. Une vive concurrence donc entre les gazoducs russes et le GNL américain. Un enjeu géopolitique majeur pour l'approvisionnement gazier de l'Europe; un fait illustré par la forte augmentation des capacités d'exportations via les méthaniers, et ce, en lien avec l'essor des gaz de schiste aux Etats-Unis.
Un nouveau «grand jeu» énergétique mondial s'impose de plus en plus; les rapports de puissance se sont singulièrement complexifiés, entre réaffirmation des puissances anciennes et irruption de nouveaux acteurs. Et l'originalité de ce secteur, c'est que les pays consommateurs pèsent d'un poids considérable, parfois équivalent même à celui des producteurs et exportateurs.
Les Etats-Unis effectuent une spectaculaire reconquête de leur indépendance nationale et de la suprématie mondiale en matière d'énergie: ils sont redevenus ainsi en 2014 les premiers producteurs mondiaux de pétrole, devant l'Arabie Saoudite et la Russie.
La Russie effectue un retour en force en tant que grande de puissance énergétique. Elle cumule des réserves gigantesques d'hydrocarbures, supérieures à celles de la zone Moyen-Orient-Golfe. Elle utilise ce rang comme un levier d'influence régionale et mondiale. Des nationalisations en chaîne ont été faites (Gazprom et Rosneft); des oligarques ont été mis au pas.
Dans le pétrole, l'Etat contrôle près de 50% de la production. Gazprom est la plus grande firme gazière du monde avec 20% des réserves planétaires. Des entreprises privées sont actives dans ce domaine comme Novatek, principal acteur russe dans l'Arctique. Gazprom se concentre aussi sur d'autres projets comme les gazoducs: Force (Sibérie-Chine), le I achevé et le II en projet; Poséidon dans la mer Adriatique.
Une internationalisation progressive donc des firmes nationales, avec une maîtrise des routes continentales (oléoducs, gazoducs) et de multiples accords bilatéraux et multilatéraux.
Dans une autre aire géographique, les pays du Golfe arabo-persique demeurent de très gros producteurs de pétrole et de gaz, malgré la percée des Etats-Unis et de la Russie: ils détiennent en effet environ les deux tiers des réserves pétrolières mondiales prouvées. Mais c’est là un facteur de déstabilisation avec les «guerres pétrolières». Israël vient de découvrir un gisement de gaz important en Méditerranée orientale (605 milliards de m3 de gaz naturel) qui engendre des tensions avec le Liban et la Turquie.
Quant à l'Iran, son immense potentiel pétrolier et gazier reste fortement bridé par les sanctions américaines liées à son programme nucléaire. Certaines puissances montantes de l'énergie sont à noter: le Canada, qui développe son potentiel énergétique tous azimuts (gazoduc Keystone XL vers le Texas), l'Amérique latine avec les deuxièmes réserves pétrolières mondiales (le Mexique, le Brésil, l'Argentine, le Venezuela déclassé, etc., mais aussi la Colombie, l'Equateur, la Bolivie).
L'Afrique, enfin, demeure largement en réserve, avec des ressources immenses encore sous-exploitées. De gros producteurs: le Nigéria, l'Angola, la Libye, le Gabon, la Guinée équatoriale, ainsi que des producteurs secondaires aussi (le Soudan, le Ghana, le Niger, le Mozambique). D'autres ressources énergétiques sont abondantes: du gaz en Algérie (7e exportateur au monde), de l'uranium au Niger (3000 tonnes en 2020).
En dernière instance, l'énergie est devenue l'un des enjeux de la géopolitique mondiale. Les marchés du pétrole aujourd'hui sont les objets de tensions et de conflits majeurs, sans que la poussée des énergies nouvelles renouvelables parvienne à desserrer les contraintes existantes.
La transition énergétique n'en est qu'à ses débuts, et pour prometteuse qu'elle soit, le règne des énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon) n'est pas près de s'achever. L’Agence internationale de l'énergie (AIE) prévoit ainsi qu'en 2040, la trilogie pétrole-gaz-charbon constituera toujours plus de 80% du bilan énergétique mondial.
Les logiques étatiques font aujourd'hui un retour en force face aux logiques du marché, après pourtant plusieurs décennies de déréglementation et de privatisations. L'énergie? Elle (re)devient une véritable affaire d'Etat –un enjeu de la souveraineté et de la sécurité des nations.
Rédigé par Mustapha Sehimi sur Le 360