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Être ingénieur au Maroc


Dans une approche qui englobe sept décennies depuis l’indépendance du Maroc, et via des entretiens avec une centaine d’ingénieurs, le livre de Grazia Scarfo Ghellab met en lumière le diplôme d’ingénieur comme un instrument d’insertion dans l’élite. Reprenant à son compte la problématique de l’influence du système éducatif sur la stratification sociale, il interroge également la relation entre les technocrates et la politique.



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Par Mustapha Sehimi

Présenté au dernier Salon du Livre à Rabat, voilà un livre de référence signé par Grazia Scarfo Ghellab, professeur de sociologie à l’École Hassania des travaux publics: «Être ingénieur au Maroc - Diplômes et pouvoir» (éd. Khartala, Paris, 2023, 267 p). Son hypothèse de travail est celle-ci: le diplôme d’ingénieur promeut l’insertion dans l’élite. Comment? Par quels mécanismes? Une approche qui englobe les sept décennies depuis l’indépendance avec cette même interrogation: le diplôme d’ingénieur comme vecteur de mobilité socioprofessionnelle.


Elle reprend à son compte la problématique de l’influence du système éducatif sur la stratification sociale. Au plan méthodologique, elle a opté pour des interviews d’une centaine d’ingénieurs issus d’écoles marocaines, françaises et soviétiques -dont 20 femmes. Des entretiens élargis à des profils générationnels. Faute de données quantitatives globales, elle a retenu ainsi des «récits» biographiques sans doute plus éclairants que de froides statistiques.
 

Comment devient-on ingénieur au Maroc? Comment s’insère-t-on dans le processus de production et de reproduction des élites? L’auteure n’avait pas de prérequis de principe au départ, mais elle a voulu appréhender un fait social sur la base des profils d’un corps spécifique. Les carrières professionnelles des ingénieurs marocains -et maghrébins- se déroulent surtout dans le secteur public, et ce, pour de multiples raisons, dont surtout le besoin de cadres techniques.

Mais le redéploiement se fait également à partir des années quatre-vingt vers le secteur privé. À noter ici qu’une certaine évolution marque l’orientation des diplômés des années 1990 et 2000 davantage vers des secteurs particuliers, tels que les télécommunications, l’informatique, la finance ou la recherche et l’innovation. De plus, la part des femmes marocaines diplômées en ingénierie est significative, atteignant un taux de 42%, alors que la moyenne mondiale n’est que de 28%, et que des pays comme la France (26%) ou les États-Unis (20%) sont en dessous de ce seuil. Un grand progrès social, sociétal même, qui a brisé «le plafond de verre»…

 

Cela dit, cet ouvrage s’articule autour de plusieurs chapitres: le premier, avec la présentation d’un certain nombre de concepts théoriques sollicités dans cette recherche, le deuxième regarde l’analyse des parcours biographiques des ingénieurs nés autour des années 1930, le troisième est axé sur les récits d’ingénieurs dans la décennie des années 1950, diplômés des écoles marocaines, françaises ou soviétiques (elles n’ont pas la même équivalence), le quatrième a trait à des ingénieurs dans des postes intermédiaires ou des postes dirigeants «mais sans atteindre le pôle du pouvoir»; enfin, le dernier concerne ceux qui ont intégré ce même pôle et «ont donc fait partie des élites du pouvoir du pays».


En l’espèce, un processus de «mobilité ascendante» servi par un vecteur complexe d’accession à une telle position. Une problématique structurelle toujours à l’ordre du jour: celle de la relation entre les technocrates et la politique…

 

La trame de cet ouvrage met en relief le lien entre mobilité scolaire et mobilité sociale: la première déclenche et conforte la seconde. Le diplôme d’ingénieur est un atout: il facilite le franchissement du seuil du marché de l’emploi au Maroc. Comme elle Grazia Scarfo Ghellab le relève, «le diplôme d’ingénieur reste jusqu’à aujourd’hui un bon investissement éducatif, qui porte donc ses fruits sur le plan socioprofessionnel». Il constitue une valeur ajoutée pour intégrer le pôle du pouvoir au Maroc, lequel s’est sensiblement ouvert lors des dernières décennies dans le sens d’une plus grande perméabilité.

 


L’auteure va plus loin. Elle interpelle sur cette question: celle de l’amélioration du système éducatif public. Elle insiste sur la nécessité que «l’école soit publique, gratuite et de qualité, afin de pouvoir recevoir une formation qui puisse propulser les élèves, et ceux d’origine modeste et moyenne, vers les meilleures écoles d’ingénieurs locales ou étrangères».

 

Cela commande un fort support de l’État: la garantie de parcours scolaires de qualité, des offres éducatives appropriées et des moyens financiers et économiques. Faute de quoi, le risque est grand: celui d’accentuer la fracture sociale et de consolider la sélection pénalisant ainsi les élèves du secteur éducatif public et ceux pouvant intégrer le secteur privé par suite des ressources financières de leurs parents.


C’est donc l’offre publique qui est à revoir pour éviter ce phénomène en veillant, outre le cursus scolaire, à se préoccuper d’une mise à niveau qualitative des institutions universitaires dites «ouvertes» mal préparées dans ce domaine (qualité de l’encadrement et des programmes). Un enjeu de société sur l’excellence de l’ensemble de tout le système scolaire public, et ce, à tous les niveaux, à savoir les termes de l’équation et de la synergie entre la mobilité scolaire et la mobilité sociale. Un livre décapant sur une problématique nationale. Une précieuse contribution à une question fondamentale sur le nouveau modèle de développement.
 

Rédigé par Mustapha Sehimi  sur Le 360



Samedi 17 Août 2024

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