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Entretien par Farida Moha
Le droit de circuler, c’est aussi un combat pour l’égalité des droits. Une égalité des droits qui n’est pas, force est de la constater, déclinée dans la réalité et qui est combattue par un certain imaginaire collectif colonial dites-vous. Pouvez-vous approfondir cette idée ?
Si l’on regarde attentivement la circulation internationale des femmes et des hommes, il apparait clairement une asymétrie entre celles et ceux qui peuvent circuler sans entraves dans une grande partie du monde et celles et ceux qui se voient opposer un régime de visas qui empêche leur mobilité internationale ou la rend impossible. Et si l’on prête attention à la localisation géographique des populations qui peuvent circuler sans entrave, elle recoupe les pays anciennement colonisateurs ou « occidentaux ». Tandis que la localisation des populations empêchées de circuler, elle, recoupe les anciennes zones coloniales. Ce sont, là, les séquelles de la colonisation qui persistent.
Mais ce qui s’apparente à la réquisition d’un droit de circuler prise par les populations africaines malgré les entraves, et qualifiée à la hâte de « migration » internationale, remet en cause cet héritage colonial et participe à la déconstruction d’un imaginaire collectif qui légitime la seule circulation des populations occidentales.
Elle remet en cause l’asymétrie en son cœur à savoir la légitimation discriminatoire qui empêche une majorité des femmes et des hommes de circuler et la liberté pour une minorité de voyager selon ses désirs dans le monde entier.
La revendication du droit de circuler est liée à la remise en cause des frontières. Qu’entendez-vous par là ?
Il me semble que ce droit à circuler remet en cause d’une certaine manière les frontières matérielles mais aussi immatérielles entre les continents africains et européens. Ces jeunes, ces femmes et ces hommes qui s’autorisent à circuler remettent en cause les frontières (barrages, murs, barbelés, techniques de surveillance militarisées etc.) qu’ils jugent illégitimes non pas dans leur existence, mais dans le fait qu’elles deviennent des formes d’endiguement de leur mobilité, de leurs rêves, de leurs désirs d’ailleurs. Ils remettent aussi en cause les frontières immatérielles de l’imaginaire collectif postcolonial. Ce dernier continue à penser les populations africaines comme un monde « prémoderne », ou dans une version euphémisée en « voie de développement », composé seulement de populations pauvres, sans culture, voire sans histoire longue et dont il faut contrôler les mouvements circulatoires et l’arrivée dans «la civilisation européenne ». Il me semble donc qu’il y a bien une double remise en cause des frontières dans leur matérialité discriminatoire au niveau du droit et dans leur immatérialité qu’est l’imaginaire postcoloniale, et disons-le, raciste.
La migration est un choix de vie avez-vous souligné qui témoigne d’une autonomisation d’une trajectoire propre du migrant qui aspire à changer de condition sociale. Et face à cela rien, ni Frontex ni les murs que l’on veut ériger ne pourra arrêter cette dynamique et c’est pourtant le sujet central dans nombre de pays européens du Nord comme du Sud …
Effectivement, ce qui est frappant dans ces mouvements de circulation internationale, ce sont les aspirations qui les président. Trop souvent la migration est reliée à la pauvreté, mais nous pouvons avoir une autre lecture moins simpliste. Car si la pauvreté expliquait à elle seule la migration, nous aurions des milliards d’individus sur les routes. En réalité, ce sont bien dans les zones et les pays qui connaissent un développement accéléré (économique, politiques sociales émergentes, taux de scolarisation en constante augmentation, infrastructures, dynamiques des politiques publiques, créativité culturelle, etc.) que les circulations migratoires s’intensifient.
Cela indique que la migration est le produit d’un processus d’aspiration à une mobilité sociale individuelle dont l’enjeu économique n’est qu’un moyen pour atteindre liberté et autonomie qui sont les véritables finalités.
L’idée de « pouvoir choisir », d’être souverain sur soi, dans toutes les dimensions sociales de la vie est un élément central dans le discours des circulants. Et cette « passion égalitaire », le goût de liberté ne peut être arrêté dans les esprits de celles et ceux qui le portent, pas même par la criminalisation des migrations et la militarisation de leur contrôle aux frontières européennes.
La migration dites-vous est au centre d’un vaste changement géopolitique qui démontre aussi la fragilité des démocraties. Qu’est-ce à dire ?
Bien souvent les migrations ne sont pas regardées par ce prisme alors qu’elles expriment un changement profond. Les migrations sont souvent lues comme une forme de dépendance des populations dites des « Suds » du Nord. Or nous pouvons lire l’inverse, à savoir que les populations circulent lorsqu’elles s’estiment totalement indépendantes et se hissent à égalité dans leur regard avec les autres. La preuve est que la période de décolonisation a été suivie par une envie de mobilité au sein de l’Afrique et entre l’Afrique et l’Europe. C’est bien le nouveau sentiment de liberté qui a impulsé cette dynamique et non la dépendance de l’ancien colonisateur comme on se plait à le croire dans une forme de « mélancolie coloniale » comme la nomme l’auteur britannique Paul Gilroy.
En réalité la migration traduit un mouvement d’aspiration à l’égalité à l’échelle internationale. Et l’inhospitalité, parfois les sévices, la militarisation des contrôles des migrants en méditerranée indiquent la fragilité des démocraties européennes.
Face à cette revendication d’une égalité du droit à circuler elles opposent un régime parfois de violence qui trahit le message dont elles sont porteuses dans les discours sur les droits humains et font reculer le droit en leur sein. Il est tout à fait saisissant de voir les moyens déployés pour bloquer la circulation de jeunes femmes et de jeunes hommes dont le nombre, toujours exagéré, n’est pas de nature à créer un bouleversement démographique en Europe.
L’arrivée de 8 000, 20 000 personnes dans des pays qui comptent plus de 60 millions d’habitants, comme la France par exemple, peut suffire pour bouleverser les équilibres politiques et porter au pouvoir les extrêmes droites. C’est dire si les démocraties européennes sont fragiles car habitées par un imaginaire raciste hérité du dix-neuvième et du début du vingtième siècle sur les populations africaines ou arabo-musulmane. En réalité c’est moins le nombre des migrants qui pose réellement problème car certains pays y trouvent leur main d’œuvre que l’idée que désormais ces anciens colonisés se voient et se conçoivent eux-mêmes à égalité avec l’ancien colonisateur dans sa liberté de bouger.
La preuve en est cette peur du « grand remplacement » qui est fantasmé y compris par des partis qui se disent républicains ou démocrates en Europe. On ne peut imaginer être remplacé que par des individus que l’on soupçonne se hisser à son niveau et qui se sentent à votre niveau, à égalité avec vous.
Et cette idée est insupportable à celles et ceux qui restent dans une forme de mélancolie coloniale. Ce racisme héritier de la colonisation fragilise les démocraties en les maintenant dans un ordre passé et dépassé et les empêche d’embrasser ce nouveau monde ou l’ « ancien faible » après avoir acquis une décolonisation, politique, économique toujours en cours, accède désormais à une décolonisation scientifique et intellectuelle qui lui font revendiquer la participation à l’écriture de l’histoire du monde. Celle-ci était jusque-là réservée à quelques plumes et quelques mains masculines occidentales.
C’est la non prise au sérieux de ce nouvel ordre géopolitique en Europe qui fragilise ses démocraties. Refuser de voir le réel conduit toujours à des difficultés et, un jour, à être débordé par ce dernier.
On assiste en Europe qui n’accueille que 12% de la migration internationale à une hystérisation du débat sur l’émigration. Que nous disent ces débats ?
Cette obsession du débat sur « les migrants », mots qui en réalité désigne principalement les populations africaines et arabes et/ou musulmanes, nous dit des choses sur les crises que traversent les pays européens.
Ce débat occupe une place qui est inversement proportionnelle au nombre réel de migrants au point d’écraser d’autres enjeux. Cela nous indique que les forces politiques de ces pays sont enlisées dans ces thématiques du fait de leur incapacité à incarner un mouvement vers l’avenir à trouver un nouveau souffle démocratique, elles s’enferment dans la culture d’une puissance passée. Ce débat traduit dans les faits non pas « la crise migratoire », mais la crise identitaire que traversent les pays européens. Il est toujours plus facile de conter la puissance passer que la puissance mesurée à venir.
Jeunes qui émigrent sont capables d’une grande capacité d’adaptation des modes de vie et des codes culturels. Dans l’enquête que vous avez mené quelles sont les idées clefs que vous avez retenu sur cette capacité aux épreuves des trajectoires ?
En effet migrer n’est possible que lorsque ces jeunes sont déjà dans une capacité culturelle d’imaginer l’autre (l’Europe, les cultures européennes, nord-américaines, etc.), d’être dans une hybridation culturelle transnationale avant le départ. Ils maitrisent souvent plusieurs langues (maternelle, l’Arabe, le Français, l’Anglais, l’Espagnole, l’Italien, etc..) et ce même avec un niveau de qualification bas.
Ils ont une capacité à déjouer les techniques de contrôle et de réaliser des trajectoires en traversant cinq, six ou sept pays de langues différentes et plusieurs milliers de kilomètres. Ils acquièrent des compétences dans la connaissance du droit international, dans les marchés du travail locaux et sur les modes de vie des pays qu’ils traversent.
La capacité à faire face psychologiquement à des conditions de vie dégradées et dégradantes est absolument extraordinaire.
Les médias de la rive Nord critiquent certains pays du sud et l’accueil fait aux migrants. De plus en plus de pays du Nord durcissent leur politique et l’accueil fait aux migrants allant parfois comme en Bulgarie à faire subir des sévices. Que disent les témoignages recueillis ?
Effectivement ces critiques recoupent cette vieille lecture que les droits humains ne sont à surveiller que dans les zones que l’on considère comme non respectueuses de ces dernières. Cela entraine un traitement médiatique totalement asymétrique de certains faits même si certains médias publient de plus en plus d’enquêtes sur les sévices que peuvent subir les populations en migration qui arrivent en Europe.
Par exemple dans notre enquête nous avons rencontré de nombreux jeunes qui ont fait état de traitements d’humiliation et de sévices corporels sur les routes des Balkans et principalement en Bulgarie avec des passages à tabac systématiques, des mises à nu dans les prisons, une sous-nutrition, des refoulements à la nage dans les rivières en crue, etc.
Ce non-respect des droits humains s’exprime aussi par un rétrécissement des conditions d’accueil des exilés, des mineurs non accompagnés, des refoulements aux frontières et dans les eaux internationales sans instructions des demandes d’asiles. Le journal le Monde a consacré plusieurs papiers à ces questions.
Mais nous peinons encore à nommer les choses, comme à faire le lien entre les politiques des frontières et le nombre de morts en méditerranée par exemple. Il est regrettable que les pays d’où proviennent ces migrants maltraités ne rappellent pas eux aussi au respect des droits humains les démocraties occidentales pour au moins poser le débat à une échelle plus large et sortir de cette asymétrie dans le traitement médiatique international.
Le Maroc est devenu à son tour une destination africaine ce qui nous interpelle sur la responsabilité du Maroc qui doit dites-vous prendre le train en marche .Qu’entendez-vous par là ?
Le Maroc est désormais clairement une destination africaine comme le notent de nombreuses recherches y compris celles effectuées par mes collègues des universités marocaines. Mais, il me semble que l’idée qu’il n’est qu’un pays de traversée continue à présider les esprits comme si on ne voyait pas l’image qu’il avait auprès de millions ressortissants des pays subsahariens.
Le Maroc donne l’impression de ne pas avoir totalement pris en compte son rayonnement dans l’imaginaire collectif de ces populations. La compétition mondiale de foot a mis en évidence ce fait, mais il ne faudrait pas penser que cela n’est apparu qu’à l’occasion des matchs de la Coupe du monde de football. C’est bien cette image de leader qu’a le Maroc, il est un pays rêvé par certains migrants d’Afrique comme d’ailleurs par certains migrants européens (invisibilisés sous le terme d’expatriés).
Cette position de leader doit aussi être assumée par le Maroc avec des politiques migratoires d’accueil. Elle peut être un média puissant en messages d’un Maroc leader, accueillant dans le continent africain et veillant au traitement bienveillant des populations provenant des pays subsahariens.
Être leader exige ainsi d’être à la hauteur de cette responsabilité en l’habitant dans toutes ses dimensions y compris celle d’être un territoire qui assume son cosmopolitisme, son internationalisation et la force qu’elle représente. Si le Maroc ne se pense que comme un territoire d’entrée ou de passage vers l’Europe, alors le risque est de tourner le dos à l’Afrique et de perdre cette image de pays rêvé. Être leader cela se cultive dans les relations diplomatiques, mais aussi et surtout dans le récit que font et feront les ressortissants des pays subsahariens qui passent par le Maroc.
La présentation du Maroc dans les pays subsahariens est proche de celle que l’on avait de la France ici dans les années 1960, c’est un pays qui est l’objet de désirs.
Il me semble que la force actuelle, et surtout à venir, de ce pays est bien celle d’être un Africain ancré qui discute à égalité avec l’Europe. Et c’est cela qui doit être traduit plus fortement dans des politiques migratoires à destination de celles et ceux qui y vivent mais y compris à destination du continent africain et des pays européens qui se recroquevillent sur eux.