« C’est vrai ce qu’on dit, Khouya, que l’Ukraine recrute des gens pour aller faire la guerre aux Russes ? », me demande le vieux serveur, à qui j’aurai mieux fait de ne jamais avouer que je suis journaliste. « Pourquoi ? Tu veux aller te battre là bas et finir comme les jihadistes partis en Syrie ? », lui dis-je en répondant à sa question par une autre. « Oh non, je ne suis pas suicidaire. Mais mon beau frère squatte chez moi depuis trop longtemps déjà. J’aimerai bien le voir partir pour ne plus jamais revenir. Malheureusement, Poutine lui fait trop peur », regrette le vieux serveur, l’air vraiment navré. « Il n’est pas le seul dans cette situation. N’as-tu pas remarqué que les pays occidentaux, pourtant alliés de l’Ukraine, n’ont pas envoyé leurs soldats faire la guerre aux Russes ? Zelensky s’est retrouvé tout seul face à Poutine. Ses talents d’acteur ne semblent pas suffire pour dissuader cet espion reconverti à la politique qu’est Poutine ». « Mais il paraît que les Ukrainiens mènent la vie dure aux soldats russes. Il y a beaucoup de vidéos sur facebook ou l’on voit cramer des blindés russes et pleurnicher les soldats de Poutine capturés ». Avec sa grosse moustache et sa barbe mal rasée, le vieux serveur affichait ce sourire caractéristique des gens « très bien » informés. « D’abord, dans toute guerre, il y a des pertes de part et d’autre. Ensuite, si ces informations étaient vraies, on ne verrait pas les troupes russes encercler des villes ukrainiennes et camper aux portes de Kiev ». « Oui, mais Poutine est un méchant qui a envahi le territoire d’un pays voisin. Il est même question de le tuer », réagit-il aussitôt, un peu déçu par ma réponse. « Pour tuer Poutine, il faudrait d’abord s’en approcher. Tu penses bien qu’un ancien colonel du Kgb n’est pas facile à abattre. Il semblerait que les Occidentaux s’attendent à ce que ce soient des gens de son entourage qui fassent le sale job. Mais encore faut-il que l’armée et/ou les services de renseignement russes désapprouvent ce qu’il fait ». « De toute manière, si les Occidentaux ne parviennent pas à l’éliminer militairement, ils vont écraser la Russie économiquement », ajoute le vieux serveur, convaincu que Poutine est la réincarnation du diable en personne. « Là encore, il faut distinguer les illusions occidentales de la réalité. Si c’est vrai que les sanctions économiques occidentales contre la Russie vont faire très mal à ce pays, ces mesures sont à double tranchant. Les pays européens risquent de souffrir plus desdites sanctions que la Russie. Avec des coûts de l’énergie très élevés, les cours du baril de pétrole fluctuent désormais en dessus des 100 dollars et les prix du gaz sont indexés dessus, l’industrie européenne risque d’être dévastée. Par contre, les opérateurs économiques chinois piaffent de joie. Non seulement le flux de gaz qui devait s’écouler vers l’Allemagne, à travers le gazoduc Nord Stream 2, ira désormais alimenter leur appareil productif, mais en plus, les entreprises chinoises n’attendent que le départ de leurs concurrents occidentaux du marché russe pour les remplacer ». « Stp, ne me parles pas de la hausse des prix du carburant et du coût de la vie. J'en souffre dans ma chair directement et quotidiennement. Je n'ai même pas besoin d'écouter les médias pour savoir ce qu'il en est à ce sujet. Les Russes et les Ukrainiens se font la guerre et nous, nous en payons le prix ! C’est quand même injuste », s’insurge le vieux serveur, déprimé après les mois d’arrêt de travail en raison de la pandémie, n’ayant même pas encore fini de rembourser les dettes contractées pour survivre pendant le confinement . « Quand est-ce que la vie a été juste ? Mais il faut être honnête, les prix de l’énergie et des produits alimentaires ont commencé à grimper bien avant le 24.02.2022. Je dirais même que cette guerre aurait servi, subséquemment, à détourner l’attention des opinions publiques de l’explosion de l’inflation. Il ne faut pas oublier qu’avant la guerre de la Russie contre l’Ukraine, il y a eu d’abord la guerre du monde entier contre le virus Sras-Cov2, qui a fait également pas mal de victimes, décédés ou appauvris ». « Ecoutes khouya, moi, toutes ces histoires m’intéressent de moins en moins. Mon stock d’empathie, je l’ai presque entièrement épuisé auprès des victimes palestiniennes, irakiennes, syriennes, libyennes, etc, etc, etc. Quand ce sont des Arabes qui se font massacrer, les médias occidentaux, qui s’agitent maintenant comme des enragés pour dénoncer les victimes de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, se gardent bien de susciter de pareilles tempêtes à leur sujet. Moi, tout ce que j’espère, c’est que leurs problèmes ne débordent pas sur nous. Nous en avons déjà assez avec les nôtres. Même le Ciel est en colère contre nous et refuse de nous arroser de ses pluies ». Le pauvre gars avait réellement l’air abattu. « Que tu le veuilles ou pas, tu vis sur la même planète que les Russes et les Ukrainiens, surtout que les nouvelles technologies de transport et de communication l’ont refaçonné pour en faire une sorte de méga-village regroupant l’ensemble de l’humanité. La guerre, c’est la même chose que la pollution des océans ou l’émission des gaz à effet de serre entraînant le réchauffement climatique. Il suffit que, quelque part sur la planète, des décideurs politiques mal inspirés ou franchement psychopathes se mettent à commettre des actions stupides pour que toute l’humanité en assume les conséquences ». « Ca veut dire quoi, tout ça ? Que je n’ai même pas encore amorti la raclée monumentale du Covid que je dois déjà subir celle de la guerre d’Ukraine transposée sur nos marchés ? », me demande-t-il, en gardant un œil sur un client qui se lève de table et qu’il craignait, de toute évidence, de le voir s’éclipser sans payer. « Ca veut dire que tu vas m’apporter une autre tasse de café. Je me suis épuisé à t’expliquer la situation internationale avant de me rendre compte que je ne faisais que de te déprimer plus que tu ne l’es déjà ». « Bon, je t’apporte une autre tasse de café et je te laisse tranquille. Mais juste une dernière question : si l’on proposait aux Russes d’échanger les doses de vaccins restées en stock contre du gaz et du blé, tu crois qu’ils seraient intéressés ? ». Le pire est qu’il avait vraiment le regard qui brillait en me posant la question. « Même si tu leur offrais Aït Taleb en prime, les Russes n’en voudraient pas. Le dernier épisode de la série Covid19, c’était le variant Omicron. Il y a bien des spin-offs qui ont été récemment portés à l’écran, mais ils ne font pas recette auprès de l’opinion publique internationale. C’est maintenant le virus de la cherté de la vie qui cartonne au box-office. Au grand dam des décideurs politiques, qui préféreraient voir leurs électeurs focaliser leur attention sur le variant Poutine ».
Analyse géopolitique de café de commerce
Rédigé par Ahmed Naji le Samedi 12 Mars 2022
Journaliste par passion, donner du relief à l'information est mon chemin de croix. En savoir plus sur cet auteur
Samedi 12 Mars 2022
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